Publié par Jean Boîte Éditions, l’ouvrage accompagnant l’exposition « La mer imaginaire », sise à la Fondation Carmignac solidarise l’élégance graphique à l’épaisseur de la pensée. L’ivresse, avec le flacon. Exemplaire.
Discrètes, les éditions Jean Boîte, en dépit de la frivolité espiègle de leur nom, proposent un catalogue cohérent qui, contre l’orthodoxie éditoriale, abrite depuis dix ans des livres inventifs et exigeants, signés David Horvitz ou Hans Ulrich Obrist. « Qu’est-ce que publier ? », semblent s’interroger les éditions parisiennes à chaque projet, de la même manière que la Fondation Carmignac expose et, dans le même temps, médite sur la notion même d’exposition, comme si tout projet devait tenir un métadiscours susceptible de déconstruire les espaces – physiques et symboliques – du dire et du voir. Il était donc naturel que le havre méridional collaborât avec ces éditions capitales, manière de parfaitement donner à lire une exposition majeure explorant artistiquement la mer, ce réservoir de l’imaginaire où confluent nos fantasmes, nos ambiguïtés et nos songes, ce « territoire enchanté et mystérieux qui se dévitalise sous nos yeux », ainsi que la désigne Charles Carmignac.
Broché, de format moyen (20 x 26,5 cm), l’ouvrage dissimule sa couverture soyeuse sous une belle jaquette océane accueillant deux photographies de l’artiste allemand Jochen Lempert montrant respectivement un « dragon de mer » (Seadragon, 2016), étrange avatar feuillu de l’hippocampe, et une méduse hypnotique emprisonnée dans un sac en plastique (Plastic bag III, 2017). Tout est ainsi (presque) dit : quel rapport la nature entretient-elle avec la culture ? Quelles hybridations et quelle hubris l’ère de l’Anthropocène a-t-elle engendrées ? Quelle est notre capacité à nous émerveiller encore et malgré la menace ?
Le texte liminaire de Chris Sharp, le commissaire de l’exposition, vaut pour note d’intention. Assignant les œuvres séminales de Nabokov et de Kafka, l’auteur rappelle combien, pour adopter « le point de vue rétrospectif d’un lointain futur », la Fondation Carmignac s’avéra l’écrin (ou l’aquarium) de choix, avec « sa fontaine de poissons en bronze flottants réalisée par Bruce Nauman, sa peinture panoramique de la vie marine de Miquel Barceló, et peut-être surtout, son plafond de verre et son parterre d’eau ». Genius loci que conforte le présent catalogue en reproduisant – et cela est si rare – des photographies de l’exposition installée, chaque œuvre étant légendée dans une bande de texte inférieure en fonction de sa position dans l’image. Subtil.
Signées par 33 artistes, les 52 œuvres, pourvues de notices enlevées, composent un bestiaire sous-marin où l’étrangeté le dispute à la précarité, où la contemplation fraie avec l’angoisse, où l’ordinaire corrompt l’extraordinaire, où la mer apparaît comme un monde superbe que désenchante une humanité sûre de son droit. Enchâssant un monde en train de disparaître, ou possiblement disparu, l’exposition s’apparente à un musée d’histoire naturelle, entre taxinomie et taxidermie, où le délicat fossile de main tenant un coquillage par Julien Discrit (Pierres, 2021) dialogue avec le fameux homard gonflable en équilibre sur une chaise et une poubelle par Jeff Koons (Acrobat, 2003-2009).
Le monde enfoui est peut-être un monde enfui, ce que paraissent insinuer les scories de céramique de Kate Newby (Holding onto it Only Makes You Sick, 2021), pareilles à des suaires, la Sculpture éponge bleue (vers 1960) d’Yves Klein, présentée tel un spécimen soustrait à l’oubli, ou encore le squelette de baleine hétérogène de Bianca Bondi (The Fall and Rise, 2021). Avec ses succédanés factices et ses fausses naturalisations, ce muséum de papier offre entre les lignes de « comprendre comment les divisions dualistes ont façonné l’homme moderne » – entre nature et culture, entre sujet et objet, entre animé et inanimé –, ainsi que le souligne Filipa Ramos dans une contribution remarquable.
Et c’est là, du reste, tout l’intérêt de cette publication qui, par sa pensée en acte, parvient à excéder le strict rôle illustratif du catalogue. L’essai de Vincent Normand, pourvu de notes doctes que l’agence graphique we-we.fr a incrustées dans le corps littéral du texte, explore « la dramaturgie propre à l’exposition », cet emprisonnement de pièces, cette quarantaine symbolique qui réitère l’ontologie naturaliste et spatialise involontairement des classifications péremptoires.
L’exposition, et par conséquent le livre, son livre, mettent en jeu une pulsion scopique pour le moins traditionnelle, voire éculée puisqu’elle reconduit des binarités et des schèmes assurément éprouvés. Mieux, en offrant au regardeur des choses dérobées à la vie, et au vivant, en s’instituant tel un condensé de civilisation, le musée est toujours une recréation et une récréation, une fiction et un divertissement. Que faire, dès lors ? Comment exposer, puis regarder ? Faut-il plonger dans la mer pour accéder à l’imaginaire ? Faut-il fermer les yeux sous l’eau pour les déciller et voir enfin ?
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La Mer imaginaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°746 du 1 septembre 2021, avec le titre suivant : La Mer imaginaire