Splendides, les illustrations conçues par Miquel Barceló pour l’Enfer de La Divine Comédie (1307-1321) viennent orner une traduction inédite, signée Danièle Robert, et donner au texte une ampleur nouvelle. Quand voir permet de donner à lire. Autrement.
C’est un art, et un art noble, que celui de l’illustration. Le terme est pauvre, du reste, pour dire cette science plastique qui consiste à étayer des phrases, à les exhausser par la couleur, à les faire vivre autrement. À les enluminer. Pierre Alechinsky, œuvrant autour d’Un amour de Swann (Gallimard, 2013), confia ainsi avoir orné le texte de Marcel Proust, ce qui paraissait rendre justice à cet humble travail d’embellissement qui, s’il n’est pas en accord avec les phrases séminales, paraît toujours dissoner.
Tous les plus grands se sont essayé à ce genre : Édouard Manet face à Edgar Allan Poe, Pablo Picasso face à Honoré de Balzac, Adel Abdessemed face à Hélène Cixous. La Divine Comédie de Dante est sans doute l’ouvrage ayant cristallisé le plus grand nombre d’initiatives, que l’on veuille songer, pêle-mêle, aux projets de Sandro Botticelli, de Federico Zuccari, de William Blake, de Gustave Doré ou de Salvador Dalí, sans compter les peintures et les sculptures d’Eugène Delacroix et d’Auguste Rodin, pareilles à des illustrations conçues pour un gigantesque texte, in absentia. Un défi, donc, pour Miquel Barceló.
L’Enfer est le premier des trois cantiques de La Divine Comédie, gigantesque odyssée conçue au seuil du Trecento, à l’heure où l’Italie enregistre les préliminaires d’une sensibilité autre, incarnée par les peintures éblouissantes de Giotto. Temps de basculement, du basculement. Purgatoire entre un Moyen-Âge prétendu noir et une Renaissance réputée toute en nuances et en couleurs. Ce texte intimidant, réservoir de formes pour les plus grands, est formidablement traduit par Danièle Robert, écrivain et critique ayant déjà approché les œuvres de Catulle et d’Ovide, autant d’auteurs décisifs pour la « modernité » littéraire. La métrique et la prosodie de Dante imposent une rigueur infrangible, et c’est un art que de pouvoir respecter la « terzina » de l’écrivain car, selon les propres mots de sa traductrice, « l’œuvre est tout entière placée sous le signe des chiffres 1, 3, et de leurs multiples : trois parties intitulées cantiche comportant chacune trente-trois chants avec un prologue à l’ensemble qui est le chant I de l’Enfer, lequel s’ajoute aux quatre-vingt-dix-neuf autres chants pour que la totalité aboutisse au nombre 100 ». Cette spécificité dantesque, mathématique et proprement infernale, imposait une exigence dont s’explique doctement la traductrice dans une superbe préface (« L’entrelacs musaïque »), peuplée de considérations passionnantes et composée selon un rythme affûté, évidemment ternaire.
Ces considérations linguistiques ne sont pas anodines : le texte de Dante étant comme renouvelé, les œuvres de Miquel Barceló semblent défricher ou déchiffrer un continent presque vierge. Du reste, de son travail, le lecteur ne saura rien. Pas un mot sur les conditions génésiaques de cette production, sur les modalités de sa réalisation, sur la possible hantise du texte chez l’Espagnol, sur la matérialité des œuvres jamais explicitée de sorte que, regrettablement, ne sont jamais dévoilés le format et la date des aquarelles, dont le communiqué de presse nous rappelle opportunément qu’elles furent réalisées entre 2000 et 2004, puis présentées au Musée du Louvre.
Qu’importe, presque. Le grand format de cet ouvrage relié (24 x 32 cm) confère au texte et aux illustrations, reproduites majoritairement en belle page, une ampleur inédite, pareille à celle des anciens livres d’heures confrontant splendidement la lettre et la couleur, le fond et la forme. Cette ambition est ici servie par une remarquable photogravure permettant de mesurer l’étonnante matérialité des aquarelles, toujours merveilleuses, volontiers impures, avec leurs effets extraordinaires de translucidité et d’opacité…
Royaume des ombres et des « ondes noires », le chant VII voit Barceló livrer une composition fuligineuse, pleine de la suie du mystère, quand le chant XV abrite des silhouettes sanguines délavées, dignes du plus grand Rodin, avant qu’un serpent diapré, comme échappé d’« une épouvantable armée » au chant XXIV, ondule vers un ailleurs ineffable.
Lumière folle et lavis infinis, camaïeux et macules, hubris et délire : tout Dante est condensé dans ses aquarelles qui se jouent des feuilles comme des pages, qui semblent savoir qu’elles seront livre, qu’elles feront face au texte, à sa puissance de feu, attisée par de savantes notes. Parce que c’était lui, parce que c’était elle : « l’amitié » plastique entre Danièle Robert et Miquel Barceló tient du dialogue et de l’ornement, de l’évidence et de l’involontaire, de la nécessité. Il est bon, à l’heure de la saturation optique, de retrouver une telle puissance iconique, quand texte et image semblent, comme par magie, irremplaçables.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
« La Divine Comédie : L’Enfer » de Dante chez Actes Sud
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°754 du 1 mai 2022, avec le titre suivant : « La Divine Comédie : L’Enfer » de Dante chez Actes Sud