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ESSAI

La destruction des images, un geste politique complexe

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 30 novembre 2022 - 875 mots

Aaron Tugendhaft cherche à replacer les destructions de l’État islamique dans un contexte historique plus large, mais il égare son lecteur en chemin.

Le 25 février 2015, l’État islamique [EI] détruisait une partie des collections du Musée de Mossoul, à coups de masse, et filmait la scène pour une diffusion mondial. Aaron Tugendhaft explique, dans son introduction, avoir été bouleversé parce que sa famille est d’origine juive irakienne, et que cet événement touchait son domaine d’expertise. Son ouvrage est d’ailleurs publié par un éditeur suisse protestant spécialisé dans l’histoire des religions, ce qui explique que l’auteur se réfère très souvent au Coran et à l’Ancien Testament. Il s’adresse donc à un public averti et connaisseur de la théologie.

Le cœur de l’analyse repose sur l’articulation entre destruction des images (ou idoles), projet politique et propagande par l’image. Car tout régime destructeur ne peut s’empêcher de créer de nouvelles images, comme le rappelle dès le départ Tugendhaft : « Même l’iconoclasme génère des images. » L’action de l’EI à Mossoul visait à effacer les traces des civilisations précédentes jugées « idolâtres » mais, ce faisant, elle a produit une vidéo devenue un symbole. Cette contradiction sous-tend toute action iconoclaste. Derrière l’apparente violence gratuite des destructions se trouve donc une certaine rationalité, quand bien même elle serait étrangère aux observateurs saisis par l’effroi.

Le patrimoine culturel, un choix politique

Dans une première partie assez ardue, l’auteur compare l’action de l’EI à celle d’Abraham détruisant les idoles assyriennes (sourate « Les Prophètes » dans le Coran), s’appuyant sur les analyses de théologiens musulmans à propos du statut des images. Les propagandistes de l’EI font eux-mêmes référence au geste d’Abraham dans leur vidéo, se situant dans une longue continuité religieuse et politique. Cette partie de l’ouvrage risque de perdre le lecteur, qui s’étonnera de ne pas voir évoquée la période d’iconoclasme des VIIIe et IXe siècles dans l’Empire byzantin. L’auteur évoque d’ailleurs peu le christianisme, sauf les épisodes des guerres de religions en France et le rôle de l’abbé Grégoire sous la Terreur : étrange choix qui occulte, entre autres, les débats au sein du christianisme oriental.

Si l’EI s’est attaqué au Musée de Mossoul, c’est parce que les musées sont l’un des emblèmes de la philosophie des Lumières et d’un monde occidentalisé. En effet, l’auteur insiste sur la vision occidentale du musée et de son rôle, notamment celle de l’Unesco et des spécialistes d’archéologie orientale : la directrice générale de l’Unesco de l’époque, Irina Bokova, avait qualifié ces destructions de « crimes de guerre ». Pour Tugendhaft, la vision de l’EI et celle des spécialistes occidentaux sont irréconciliables, car l’un voit des idoles là où les autres voient le patrimoine culturel.

Sur cette notion de patrimoine culturel, l’auteur souligne les ambiguïtés récurrentes de l’Unesco et des archéologues, qui alternent entre « patrimoine mondial » et « patrimoine irakien » dans leurs discours. Dire « patrimoine mondial » serait une manière de dépolitiser le sujet et de se placer dans une optique universaliste. Mais la Mésopotamie reste considérée comme le berceau de la civilisation et sert un discours où la civilisation combat la barbarie : c’est donc un discours politique.

Le patrimoine a toujours été instrumentalisé et l’Irak ne fait pas exception. En Irak, le patrimoine n’a cessé d’être réinterprété par les régimes politiques dès l’indépendance comme l’illustre le Musée national de Bagdad créé en 1926 par la Britannique Gertrud Bell. Les collections du musée ont inspiré le Groupe de Bagdad dans les années 1940 et 1950, sous la houlette du peintre Jawad Saleem, partisan d’une nouvelle identité culturelle irakienne. Enfin, la réécriture du passé par Saddam Hussein se rêvant roi de Babylone dans les années 1980 a achevé la politisation du patrimoine. Ici, l’auteur semble perdre de vue son objet initial et cette partie de l’ouvrage peine à retrouver le fil de la réflexion : il n’est plus question d’images mais de musées et de patrimoine, donc de récits. Le long rappel des fouilles archéologiques européennes en Irak n’apporte pas grand-chose, sauf l’idée que créer un musée avec des pièces archéologiques revient à s’affirmer en défenseur de la civilisation. L’auteur évoque ensuite la destruction de la statue de Saddam Hussein, en avril 2003, à Bagdad, et sa retransmission en direct : il note que personne ne parlait de « destruction du patrimoine », mais s’arrête dans sa réflexion…

Esthétique « jeux vidéo »

Après une incursion dans les travaux d’artistes irakiens contemporains analysés trop rapidement (comme Michael Rakowitz), l’auteur revient aux vidéos de l’EI et à leur structure. Ici, il se livre à une analyse intéressante de l’esthétique « jeux vidéo » de ces images, et au rôle que joue le Centre des médias de l’organisation terroriste. S’inspirer des jeux vidéo venus des États-Unis pour prôner le djihad reviendrait à « tendre un miroir à l’impérialisme américain », selon Tugendhaft, qui souligne que le but de l’EI est tout de même de faire venir sur le terrain des jeunes hommes pour combattre l’ennemi, loin de leurs écrans.

La conclusion de l’ouvrage cède à la facilité, l’auteur se contentant d’évoquer l’influence des algorithmes sur la diffusion des images aujourd’hui. Notons qu’il n’évoque pas certaines sources, comme l’ouvrage de Philippe-Joseph Salazar sur la propagande de l’EI (2015). Cet ouvrage reste donc intéressant pour comprendre les enjeux entourant le statut des images, mais donne l’impression que l’auteur n’a pas pu développer son propos.

Aaron Tugendhaft, La Destruction des idoles,
Labor et Fides, 2022, 192 pages, 19 euros.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°600 du 2 décembre 2022, avec le titre suivant : La destruction des images, un geste politique complexe

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