Au moment où l’exposition Rembrandt ouvre ses portes à Vienne, un ouvrage paraît en France : Les Yeux de Rembrandt de Simon Schama. Plus qu’une somme, c’est un chef-d’œuvre d’une ampleur inédite dans la littérature artistique.
Ampleur est le mot qui s’impose pour qualifier une entreprise qui déborde les limites de la biographie, de la monographie ou de l’essai. On songerait plutôt à une marée, une grande, de celles qui en se retirant découvrent un paysage revivifié. L’ampleur, ce livre la doit certes à ses dimensions (plus de huit cents pages) mais aussi à la densité de sa matière et au déploiement tranquille mais impérieux de sa pensée. Il la doit à sa respiration. Les livres d’art, en général, ne respirent pas. Celui-ci non seulement respire, mais on le sent croître et bouger comme un organisme vivant, presque rire et presque chanter, jouir assurément. Aucun doute : il y a un corps là-dedans.
Simon Schama est historien avant d’être historien d’art. Sa prodigieuse connaissance des Pays-Bas du XVIIe siècle, qu’il avait déjà exprimée dans un autre grand livre (L’Embarras de richesses) lui permet de faire revivre tout un monde. Il ne peint pas une vaste « fresque historique » à grands coups de brosse synthétique. Non, les données historiques, politiques, économiques et religieuses, très complexes dans ces Pays-Bas déchirés par d’interminables guerres, ne sont pas définies en grandes lignes abstraites, mais saisies à travers des destinées individuelles, des situations concrètes, avec leurs implications dans la vie quotidienne et dans la vie artistique. Le livre fourmille de personnages, d’individus dont on nous livre l’histoire familiale, les liens sociaux, la psychologie, la fonction, et tous ces personnages, qui rayonnent « en étoiles » entrecroisant leurs rayons, finissent par former un immense réseau, une véritable galaxie. L’histoire ici n’est pas faite de grandes lignes, mais d’une infinité de petits points qui s’éclairent les uns les autres. Ainsi se construit ce livre-monde, selon des procédures souvent très proches de celles du roman – tout en restant à mille lieues du genre « romancé » – et avec une qualité d’écriture à faire pâlir bien des « écrivains d’art ».
Travail de la main, vie de la matière
Au sein de cette galaxie, deux astres se détachent ; l’un est éternellement brillant et propulse sur le monde ébloui ses images de la puissance heureuse ; l’autre, plus ténébreux, déploie vers l’intérieur une spirale qui se perd dans l’invisible. Le livre entier se développe autour du couple Rubens-Rembrandt (une bonne partie est entièrement consacrée au premier), et de leurs mondes respectifs : les Flandres catholiques et les Pays-Bas protestants, Anvers sur le déclin et Amsterdam au zénith de sa puissance et de sa richesse. Que Rubens ait été à ce point un modèle pour Rembrandt est une révélation. Simon Schama nous montre minutieusement comment Rembrandt, subjugué par son aîné, prend exemple sur lui, ce qu’il lui emprunte, motifs ou procédures artistiques. Ainsi le voit-on, par exemple, se couler dans la pose aristocratique d’un autoportrait de Rubens, ou s’essayer, d’ailleurs avec succès, aux grandes compositions dramatiques et mouvementées dans lesquelles excellait le maître anversois. Il ne s’agit pas cependant d’imiter ce dernier, mais de devenir son égal, et à travers lui l’égal des grands, des prestigieux maîtres italiens révérés par les princes, dont le Flamand était le digne héritier. Rubens avait triomphalement répondu au mépris que professaient les Italiens pour les peintres flamands, tout juste bons, selon Michel-Ange, à reproduire des fruits, des légumes, ou un « coin de verdure » (un paysage). Il était devenu le plus grand, le plus universellement admiré des peintres d’histoire, et son génie, son éducation de parfait gentilhomme, son intelligence politique lui avaient permis de négocier avec les grands de ce monde. Un tel artiste, capable de rehausser considérablement le prestige de son pays, manquait à la République hollandaise. C’est du moins ce que pensait Constantin Huygens, secrétaire du stathouder Frédéric-Henri, poète et fin lettré, en quête de nouveaux talents. Lorsqu’il découvre le jeune Rembrandt et son camarade Lievens, à Leyde, Huygens pense avoir trouvé un, voire deux futurs Rubens. Il encourage Rembrandt, lui procure des commandes, contribue à le lancer. Mais il sera déçu : le jeune prodige refuse d’« en passer » par l’Italie, alors considérée comme la véritable école du grand art. Il a d’autres conceptions artistiques, une autre ambition intellectuelle : exprimer la nature, la vie, l’histoire et sa pensée, à travers une peinture qui explore ses propres possibilités, plutôt que de se soumettre à la rhétorique classique, abstraite, étrangère au foisonnement sensitif et affectif du monde vivant. Les formes idéales calquées sur les statues antiques ne rendent pas compte de ce qu’est la chair vivante, or c’est précisément ce que Rembrandt veut peindre : non des idées, mais des êtres et des choses tels qu’éprouvés dans la réalité, à la fois saisis dans leur finitude et confrontés aux mystères de l’infini. L’écart entre cette conception et ce qu’on attendait de lui est perceptible dès le début. Schama montre très bien comment tel petit panneau de 1629 (L’Artiste dans son atelier) révèle une réflexion très personnelle portant sur l’essence même de la peinture, sa « quiddité », exprimée par des moyens purement picturaux.
Dans un premier temps cependant, cet écart n’empêche pas le succès. Les années 1630-1640 sont prospères, Rembrandt est le peintre le plus coté de son pays. Il est à la tête d’un atelier florissant, les commandes affluent, il devient presque riche. Sa célébrité se répand dans toute l’Europe. On admire sa virtuosité véritablement sans égale, sa capacité de rendre la peinture « vivante », comme si ses personnages étaient réellement présents. Il devient « l’Apelle d’Amsterdam », tout comme Rubens avait été « l’Apelle d’Anvers ». La gloire et la fortune sont en vue. Mais le vent tourne. La mode change. Les canons du classicisme, sujets édifiants, nobles postures, dessin châtié et peinture lisse, tout ce qui peut flatter le goût d’une classe patricienne en magnifiant son image jouit désormais des faveurs d’un public qui n’apprécie plus la manière « rugueuse » et dramatique de l’artiste. Et celui-ci ne fait rien de ce qu’il faudrait pour regagner ces faveurs, ni retourner à sa première manière, précise et virtuose, qui avait tant plu, ni s’adapter au goût nouveau. Bien au contraire, à mesure que sa situation se détériore (dettes insolvables, procès, puis la ruine et l’opprobre), il mène toujours plus loin son expérimentation picturale. Rembrandt ne deviendra pas le Rubens hollandais que Huygens avait voulu faire de lui. Il n’a ni la tempérance du Flamand, ni surtout un projet artistique compatible avec la célébration des grands de ce monde. Il a grandi en voulant se mesurer à son modèle, il devient lui-même en s’en éloignant, au prix d’une suite de renoncements et de défaites.
Ses sujets, à la fin, se résument à quelques gestes chargés d’une intense émotion. Son sujet, en vérité, est devenu la peinture elle-même, qu’il traite, non en artisan, bien que le travail de la main et la vie de la matière soient au cœur de sa conception picturale, non en artiste intellectuel, bien qu’il soit parfaitement au fait des traditions théoriques, mais en alchimiste d’un type nouveau. Regardons les toiles des dernières années, les plus sublimes, regardons vraiment : cette matière inexprimable, ces haillons illuminés, ces couleurs sculptées et pétries d’ombre, cette pâte où fermente la mémoire, et posons-nous la question. Qu’est-ce qui ressemble à ça, qu’est-ce qui, de près ou de loin, s’en approche, une fois écartées les imitations de certains élèves ? Rien, avant très longtemps.
Notre époque a balayé le mythe de l’artiste maudit, mais aussi la vérité que ce mythe recouvrait. Cette vérité est celle d’une singularité, d’une originalité, assumées et chèrement payées. Lorsqu’en 1661 la chance semble à nouveau lui sourire, avec la commande d’une immense toile pour le nouvel hôtel de ville d’Amsterdam (La Conjuration de Claudius Civilis), l’artiste, pourtant alors aux abois, livre une chose stupéfiante, une muraille de pure et incandescente peinture, où se joue un drame immobile et barbare, qui sera refusée. On lui préférera une quelconque insipidité au goût du jour. Rembrandt fait clairement le choix d’assumer sa conception artistique, dût-elle le plonger dans une totale solitude et le faire mourir dans la misère, ce qui eut effectivement lieu. Sans faire de dolorisme, il est très important de maintenir cette vérité contre les mythes modernes, en particulier celui qui, sous couvert d’objectivité historique et pseudoscientifique, tend à tout mettre sur le même plan, le maître et les élèves, le chef-d’œuvre et les sous-produits, la singularité et le conformisme, le courage et la servilité. La science elle-même, qui a des moyens puissants mais la vue courte, contribue à ce processus de banalisation qui n’a pas épargné l’œuvre de Rembrandt.
En suivant pas à pas l’itinéraire de l’artiste dans la réalité de son temps, en sondant sa démarche aussi profondément qu’il est possible, l’ouvrage révèle à nouveau l’ampleur et l’originalité irréductible de son œuvre. Pour cela, il aura fallu à l’auteur, en plus d’une érudition aussi vaste que limpide à la lecture, cette ambition et ce courage indispensables : se hisser, pour mieux l’embrasser, à la hauteur de son sujet. Et cette générosité : à l’opposé des célébrations en petit comité, offrir à tous l’émotion d’un véritable hommage.
Le cabinet des Arts graphiques de l’Albertina à Vienne possède un important fonds de dessins et de gravures de Rembrandt, et constitue un centre de recherches sur le maître hollandais. L’exposition est une monographie illustrant les principaux genres abordés par l’artiste : portraits (ill. 3) et autoportraits (ill. 1), thèmes bibliques et mythologiques, figures, nus (ill. 4), animaux, paysages, à travers les différentes techniques dans lesquelles il excella : peinture (une trentaine de tableaux), dessin (quatre-vingts feuilles), gravure (soixante-dix planches). De nombreux prêts prestigieux sont venus enrichir et compléter ce fonds : citons, pour les peintures, la Flora de la National Gallery de Londres (1635), la Sophonisbe parfois aussi intitulée Artémise du Prado à Madrid (1634), le Paysage avec pont en pierre du Rijksmuseum d’Amsterdam (1638-1640, ill. 6), la magnifique Femme à une porte ouverte (probablement un portrait de sa compagne Hendrickje Stoffels, 1656, ill. 7) venu de la Gemäldegalerie de Berlin, le fameux Autoportrait en jeune homme (1629, ill. 2) de la Alte Pinacothek de Munich, où l’expression fugace du visage est comme saisie au vol, ou encore celui, dépouillé et monumental, du Kunsthistorisches Museum de Vienne (1652, ill. 5).
- L’exposition « Rembrandt » se tient du 26 mars au 27 juin, tous les jours de 10 h à 18 h, le mercredi jusqu’à 21 h. Tarifs : 9, 7,5 et 6,5 euros. VIENNE, Albertina, Albertinaplatz 1, tél. 43 1 534 830, www.albertina.at - À lire Né à Londres en 1945, Simon Schama enseigne l’histoire et l’histoire de l’art à l’université Columbia (New York). Il a publié L’Embarras de richesses, une interprétation de la culture hollandaise au siècle d’Or (Gallimard, 1991) ; Le Paysage et la Mémoire (Le Seuil, 1996) ; Certitudes meurtrières (Le Seuil, 1998), et Citizens, livre non traduit sur la Révolution française. Simon Schama, Les Yeux de Rembrandt, traduit de l’anglais par André Zavriew, Le Seuil, 2004, 839 p., 352 ill., 69 euros.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°558 du 1 mai 2004, avec le titre suivant : Hommage à Rembrandt