Après dix ans de restauration, le cultissime « Voyage dans la Lune » tourné par Georges Méliès en 1902 s’offre une nouvelle sortie en salle dans sa version coloriée. Retour sur une délirante superproduction de quatorze minutes, entre spectacle et archéologie du cinéma.
Visage plâtreux troué de cratères, regard espiègle sur une surface jaune crémeux, cette Lune-là a l’œil crevé d’un énorme obus, bien enfoncé dans son orbite. Peu d’images auront fixé à ce point l’image même du cinéma. On a tant dit sur Le Voyage dans la Lune, cette folie de quatorze minutes réglée à la virgule près par Méliès (1861-1938) : première superproduction, premier film de science-fiction de l’histoire du cinéma, premier film sur la liste du patrimoine mondial, première leçon de trucage. Sans doute. Méliès a alors déjà plus de deux cent cinquante films à son actif. Six ans qu’il a acheté sa première caméra « théâtrographe » à Londres. Six ans qu’il tourne sans mollir des microsaynètes, dépassant en degré d’illusion ce que la scène lui permettait de faire au théâtre Robert-Houdin.
Un festival de trucages
Le film sort en septembre 1902. Le succès est foudroyant et planétaire. Succès confisqué dans la foulée par l’industrie naissante du cinéma qui a tôt fait d’affaiblir l’artisanat de l’illusionniste. Méliès finira par vendre son fameux studio de Montreuil et finira ruiné dans un petit magasin de jouets à la gare Montparnasse avant d’être in extremis rétabli dans son statut de pionnier officiel.
À revoir Le Voyage dans la Lune dans sa délirante version coloriée, c’est peut-être du côté du spectacle cinématographique qu’il faut creuser. Du côté d’un Méliès prestidigitateur, débordant de rêveries fantasques sur fond d’escamotages et de créatures cosmiques. C’est le XXe siècle naissant qui jubile là, celui du cabaret, de l’opérette, celui des fantasmagories feuilletonesques d’un Jules Verne, d’un H. G. Wells, celui des corps féminins à plis douillets, à cuisse légère et déguisements fantasques.
Le casting ? Un mix invraisemblable du demi-monde, d’acrobates des Folies-Bergères, d’artistes de music-hall ou de danseuses du Châtelet rassemblés dans le studio de Montreuil d’un Méliès meneur de revue et de plateau forain. Le scénario ? Six savants à chapeaux pointus du club des astronomes s’envolent pour la Lune dans une fusée-obus tirée par un canon géant, avec les conséquences énucléantes que l’on sait. S’ensuit un séjour extra-terrestre bouffon et belliqueux, sur fond de champignons et de jungle lunaires mêlant savants, étoiles charmantes et sélénites à pinces d’écrevisses, avant le retour triomphal par amerrissage, non sans un dernier détour sous-marin.
Le film se régale de trucages, ruses optiques et fondus glissés dans les tableaux chorégraphiés entre burlesque, music-hall et fantaisie poétique. Et pour traduire en langage cinématographique les illusions et trucages des spectacles dont il s’était déjà fait le champion, Méliès assume chaque métier du cinéma qu’il est tout bonnement en train d’inventer : producteur, directeur de studio, décorateur, scénariste, acteur, metteur en scène, monteur, cadreur, chargé des effets spéciaux, scripte, costumier. Et coloriste.
La couleur retrouvée
À en croire les témoignages de madame Thuillier, coloriste à qui Méliès adressait ses films, les couleurs se déposaient à la main, image par image, selon une charte bien précise établie par le cinéaste en fonction des films et des tableaux. La version coloriée du Voyage dans la Lune que l’on croyait perdue, va, elle, mystérieusement réapparaître, déposée à la cinémathèque de Barcelone en 1993. Elle est remise dans un état désespéré à Serge Bromberg, qui met une équipe à son chevet.
Quelque dix années, des trésors de technique et de patience après, 13 375 images réapparaissent. Magie. Et sans doute est-ce là que la miraculeuse restauration de Bromberg et Lange prend sa plus émouvante et consistante saveur. Pas de doute, Méliès a horreur du vide : pastels puissants, ors et chairs brillantes, paysage lunaire psyché-halluciné, fumées escamoteuses rose sucré ou vert mousse, la colorisation semble comme révéler la dimension délirante du film. Et renforcer l’effet narratif des décors peints défilant tableau après tableau, plutôt que par mouvements esthétiques de caméra. Plaçant finalement Méliès plutôt aux bornes du cinéma à truc, du film de genre, série B comprise, qu’à la source de l’avant-garde. « Méliès, écrira Edgar Morin, est le prestidigitateur qui mit le cinématographe dans un chapeau pour en faire sortir le cinéma. » Tout est dans le chapeau.
Un film de Georges Méliès, 14 min (1902), précédé du Voyage extraordinaire, un film de Serge Bromberg et Éric Lange, 65 min (2011). Sortie au cinéma le 14 décembre 2011.
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Georges Méliès : décrocheur de la Lune
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°641 du 1 décembre 2011, avec le titre suivant : Georges Méliès : décrocheur de la Lune