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François Nourissier : "Contrairement à la peinture, la littérature n’a pas fait sa révolution"

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 octobre 1994 - 4314 mots

Romancier tout à la fois complice et sans complaisance de la bourgeoisie, membre éminent de la redoutée Académie Goncourt, critique littéraire entendu, attaché au comité de lecture des éditions Grasset, François Nourissier a voué sa vie aux mots. Au commencement, cet écrivain rêvait de devenir peintre. Il raconte son amitié jamais démentie pour la peinture. Il publie ce mois-ci un livre d’entretiens Mauvais genre, et avait annoncé, pour janvier, un nouveau roman. Mais, coup de théâtre, le manuscrit lui a été volé cet été, à l’aéroport de Marseille, et miraculeusement retrouvé le mois dernier en bordure d’une autoroute par un chasseur… À présent, François Nourissier veut "refaire une nouvelle robe" à ce texte.

Le Journal des Arts : À quel âge l’envie de devenir peintre vous est-elle venue ?
François Nourissier : Je devais avoir douze ou treize ans. Selon les jours, je désirais être peintre ou écrivain. Les raisons étaient d’abord scolaires, j’étais bon en dessin et bon en français. Je cherchais un métier d’évasion, qui me permettrait d’échapper à ce que je n’aimais pas dans la vie de famille. Cette vocation que je m’attribuais était, je crois, avant tout une vocation à ficher le camp ; elle était une espérance de fuite.

Existait-il, dans votre milieu familial, un précédent qui vous servait d’exemple ?
On n’avait jamais fait quoi que ce soit de ce genre dans ma famille, depuis la nuit des temps. Du côté paternel, et peut-être cela nous rapproche un petit peu, on était potier. Je dois avoir quatre siècles de potiers dans le même petit village de la Meuse. Je me souviens qu’à six ans, mon père m’emmenait – parce qu’il ne restait plus rien dans la famille et dans le village, tout avait brûlé en 1905 – voir travailler des potiers. Je ne comprenais pas pourquoi il avait cette passion, il m’avait obligé à essayer de monter un vase sur le tour, sans doute souhaitait-il me transmettre la tradition familiale qui faisait que, depuis 1502, on était potier à Avancourt dans la Meuse. Sur l’arbre généalogique, tous sont inscrits potiers de terre, quelquefois ils épousaient une tuilière. En deux siècles et demi, je n’ai repéré qu’un Nourissier qui, tout d’un coup, est aubergiste, puis potier de terre. Il avait dû faire faillite et revenir dans le giron du métier familial.

Quelles furent vos premières découvertes picturales ?
Mes premiers goûts allaient vers les paysages des dix-septième et dix-huitième siècles. J’avais une passion pour les paysages hollandais ou anglais : plus les arbres étaient fournis de feuilles, plus j’étais content. À quatorze ans, je faisais des aquarelles en allant sur le motif. Pour ne pas être tout seul, j’avais entraîné un copain. Nous partions à bicyclette dans la vallée de Chevreuse ou au parc de Saint-Cloud et nous plantions nos chevalets. Le parc de Saint-Cloud était une merveille pour ma folie des ombrages. Mais, en fait, le grand choc esthétique en peinture est arrivé beaucoup plus tard et lui m’a détourné à jamais de ce que je pensais être ma destinée. C’était en 1945, l’exposition Fautrier, "Les Otages" à la galerie Drouin. Là, j’ai compris que je ne serai jamais un peintre "d’aujourd’hui" ; que je savais sans doute dessiner, que je pouvais composer des paysages – à l’époque, je suivais des cours à l’Académie Jullian – mais cette espèce de nostalgie classique qui m’habitait ne déboucherait sur rien. Alors, je me suis retiré sur la pointe des pieds, et je n’y ai plus pensé.

Fautrier avait été un choc pour tout le monde à ce moment là ; Jean Paulhan lui avait consacré un livre au titre évocateur : Fautrier l’enragé !
C’est un très beau texte. Dans L’atelier contemporain, Francis Ponge écrivait : "Franchement, j’aimerais qu’on me dise à quoi ressemble la peinture de Fautrier". Il se posait la question qui me préoccupait. Je comprenais bien la force de cette peinture, mais cela n’était pas mon affaire. Et Dubuffet, que j’admire beaucoup, déclarait en sortant de chez Drouin : "Ce sont les hauts cris de la peinture".

Ne croyez-vous pas qu’un jeune homme qui se destinerait à la littérature, s’il commençait par lire Joyce, Beckett ou Sarraute au lieu de Balzac ou Stendhal, pourrait être amené à la même conclusion de ne pas se sentir capable d’ écrire ?
J’ai l’impression que contrairement à la peinture, la littérature n’ a pas fait sa révolution. La musique, à partir de Stravinski, a connu de violentes métamorphoses, la peinture également, pas la littérature. Si vous comparez une peinture de Corot à un tableau de Picasso, vous recevez un choc beaucoup plus fort que si vous comparez un texte de Céline à un texte de Chateaubriand. Chateaubriand aurait certainement beaucoup aimé Céline alors que je ne suis pas certain de l’adhésion de Corot à Picasso. La littérature n’a pas fait sa table rase ; mais peut-être s’y prête-elle moins ?

À ce propos, que vous inspire cette réflexion de Cézanne : "La peinture échappe à toutes les doctrines, la littérature non : elle est tenue par la grammaire, l’orthographe et la syntaxe" ?
C’est une phrase d’époque. Cinquante ans après, Cézanne aurait-il pu la prononcer ? La littérature tenue par la syntaxe ? On en est loin, lisez le dernier roman de Djian...

En renonçant à la peinture, avez-vous éprouvé une cruelle déception ?
Non, parce que cela n’avait pas pris. Au fond, c’était un goût d’amateur. J’avais tout pour devenir un peintre du dimanche. Si je n’avais pas eu de chien pour me tenir compagnie, j’aurais, je crois, "lavé l’aquarelle..."

Jean Paulhan, que nous évoquions, écrit dans Braque, le patron ceci : "Quiconque a tenté, ne fut-ce qu’une fois dans sa vie, d’écrire ou de peindre a passé par ce chemin : c’est que l’on peut rêver cent nuits de suite de la plus belle œuvre du monde, en fixer par avance le plan et les grandes lignes, en former et en polir l’idée, s’en trouver obsédé, ravi, effaré, on n’ a rien fait tant que les premières pages ne sont pas écrites, ni les premiers coups de pinceaux donnés ; on n’a rien fait sinon peut-être se donner une hantise..."
C’est très beau, comme souvent Paulhan. J’insisterais sur un autre point, aussi essentiel, qui est la distance constatée entre ce que l’on veut faire et ce qu’on a fait. Les livres rêvés, préparés, travaillés sont toujours très beaux. Quand ils sont terminés, comme ils sont moins bien !

Moins bien ou autre chose ?
On espère qu’ils sont autre chose, mais en vérité, ils sont moins bien. Heureusement, on vise haut... Pour avoir commencé et terminé de nombreux dessins et aquarelles, je suis sûr que la distance ressentie par le peintre est la même. Le tableau vous échappe à tout moment. Plus encore qu’en littérature, en peinture autre chose apparaît. Le travail de rajout, de correction est plus intense en littérature. On peut s’approcher davantage du but recherché, car il est plus facile de déchirer une page que de gratter une toile.

La vertu indispensable partagée par le peintre et l’écrivain, outre le talent propre, reste cet inépuisable acharnement au travail.
Me reviennent ces mots de Bram van Velde : "Quand je ne peux pas travailler, je ne quitte pas le travail, je me prépare à ce qui m’attend". D’ailleurs, de ce point de vue, le peintre est favorisé. Dans son atelier, il peut retendre ses toiles sur des chassis, bricoler pendant des heures si le travail ne vient pas, alors que l’écrivain reste assis à sa table comme un crétin. Trois ou quatre heures plus tard, il se lève en ayant griffonné quatre mots...

Que faites-vous en cas de panne ? Partez-vous promener votre chien ou vous obstinez-vous ?
J’essaye de m’obstiner. Peut-être suis-je plus exigeant qu’il y a trente ans. Pour m’aider, j’ai recours à ceux qui travaillaient beaucoup : Flaubert, le maître entre les maîtres. Quand mon travail n’avance pas bien, je relis la correspondance de Flaubert, ou un chapitre de L’Éducation sentimentale ou de Bovary.

"C’est une phrase de peintre"

Je vous ai entendu affirmer que même les moments de bonheur, de plaisir de vivre, vous les regrettiez comme du temps volé à votre travail.
En effet, je regrette les périodes de ma vie où j’ai moins travaillé sous prétexte que je préférais vivre. Je suis certain d’avoir eu tort. Il est préférable de garder d’une période de sa vie un ou deux livres que des souvenirs édulcorés. Le travail est, sans comparaison, plus amusant que la conversation, que la mondanité ou le voyage. On en a jamais fini : Delacroix est mort en disant : "J’en avais encore pour quarante ans dans la tête". Malheureusement, on ne mesure la voracité de la littérature ou de la peinture qu’assez tard. J’envie beaucoup les êtres qui ont cette intuition jeunes. Jeune, on a plutôt l’intuition du désordre, d’une certaine indifférence à la fuite du temps. Quand je me regarde aujourd’hui me battre avec mon écriture, je me dis, mon Dieu, comme on apprend toutes ces choses trop tard. On ne travaille pas assez, jeune. En vieillissant, plus on aime le travail et, paradoxalement, moins lui vous aime.

Écrivain, sans doute par nécessité matérielle, vous avez pratiqué comme critique et conseiller littéraire ce qu’on nomme "le second métier". Picasso disait : "Le second métier est un leurre ; moi aussi j’ai été fauché, or j’ai toujours résisté à toute tentation de vivre d’autre chose que de ma peinture". Partagez-vous son jugement ?
Picasso a tout à fait raison. Le second métier est une mauvaise action perpétrée contre soi-même. Cela dit, Picasso vendait admirablement ses dessins quand il avait vingt ans. Il était le fils d’un prof de dessin, il est arrivé à Paris avec l’argent de son père et un an après, il était connu. De ce point de vue, la vie de Picasso est d’une extraordinaire facilité. J’ajouterais que c’est une phrase de peintre. Un peintre qui vend gagne de l’argent. Un écrivain reconnu ne gagne pas forçément de l’argent. La comparaison est un peu boiteuse.

Nombre d’écrivains ont entretenu de profondes amitiés avec des peintres, Zola et Cézanne, Apollinaire et Picasso, Genet et Giacometti, Beckett et Bram van Velde, pour ne citer qu’eux. Quelles ont été vos amitiés avec les peintres ?
J’ai eu des rapports fraternels avec Alechinsky et Mario Prassinos. J’aurais pu être très proche de Roland Cate, mais cela ne s’est pas fait. Son aventure me passionnait, mais la rencontre est venue trop tard, nous n’avons pas poursuivi suffisamment. En revanche, avec Alechinsky et Prassinos, j’ai des heures et des années d’échanges. J’ai écrit des textes et des préfaces pour les deux. J’ai réalisé un livre avec Alechinsky, qui s’appelait De la mort (sujet charmant !), introuvable aujourd’hui, édité dans une collection de luxe et tiré, je crois, à cent exemplaires. J’ai écrit des articles dans les journaux, dans des magazines comme Connaissance des arts.

Votre roman L’empire des nuages retrace la vie d’un peintre de l’abstraction lyrique. L’idée est-elle née de l’intimité que vous aviez avec ces peintres ou du regret de n’avoir pas poursuivi dans cette direction ?
Je suis parti de moi. Comme chacun de mes romans, il a la tripe autobiographique. Peintre, qui aurais-je été ? À l’époque où j’ai écrit ce livre, et en tenant compte de mon âge, j’aurais pu être un peintre arrivé à maturité entre les années cinquante-cinq et soixante-dix. Quant à une ressemblance avec un peintre vivant, je me suis appliqué au contraire à ne pas brosser un portrait, même appoximatif. J’ai essayé de construire un personnage composite de l’abstraction lyrique française, pour qui tout va bien dans ce courant.

L’écrivain traverse-t-il, comme le peintre, des périodes à l’intérieur de son œuvre ?
Chez l’écrivain, on note des glissements, jamais de brusques apparitions ou disparitions. Pour une école qui se manifeste en littérature, il en naît dix en peinture, qui se démodent aussi férocement d’ailleurs. Par contre, les échanges constants et multiples, de tous temps, entre peintres et écrivains, me frappent. Comme ils se sont bien compris, comme ils se sont bien éclairés les uns les autres. Cette relation existe depuis longtemps, le Journal de Delacroix, les salons du dix-huitième, Baudelaire, en témoignent. Aujourd’hui, le règne des critiques, comparable à ce que fut à un moment celui des professeurs en littérature, prédispose moins à ces rapports d’égalité entre les créateurs. La différence s’explique aussi par un autre facteur : la littérature a une révolution de retard sur les arts plastiques, et les écrivains l’éprouvent comme un sentiment d’infériorité. Ils ne veulent pas donner l’impression de courir derrière.

De nombreuses œuvres littéraires ont été illustrées par des peintres. Lequel de vos romans auriez-vous souhaité confier à un artiste pour l’illustrer ?
Mon roman En avant, calme et droit à cause de la présence des chevaux. Le livre se passe dans le monde des manèges et des écuyers ; Constantin Guys aurait été le meilleur. Vuillard pour Le maître de maison ou n’importe quel autre de mes romans.

Venons à vos gôuts personnels.
Le premier tableau dont je me souvienne, j’avais sept ans. C’était une immense peinture accrochée dans le hall de la gare de l’Est, qui représentait les soldats de la guerre de 14 partant pour le front. Elle avait été décrochée pendant l’Occupation, puis restaurée et réinstallée après la Guerre. Enfant, je regardais très exalté cette scène, mais en fait, je ne l’ai jamais confondu avec de la vraie peinture. Si je n’ai pas toujours aimé la bonne peinture, je n’ai jamais aimé la mauvaise. Je ne crois pas, par exemple, que les peintres de la fin du dix-neuvième – les Pompiers – soient de bons peintres. Je reste choqué de la place que le Musée d’Orsay leur attribue. Je comprends bien par quel cheminement et quel paradoxe les conservateurs leur ont donné cette importance. Mais quand je les vois mieux placés, mieux éclairés que Vuillard, qu’il faut aller dénicher dans les petites pièces sous les combles, c’est tout à fait insensé !

À Paris, quel est votre musée préféré ?
Je dirais tout de même Orsay, malgré les critiques que je viens de formuler. C’est là que je vois le plus de peinture que j’aime.

Citez-moi le peintre dont l’œuvre vous apaise le plus ?
Il y a un tableau dans ma famille devant lequel je passe de longs moments, un des rares paysages de Renoir, un jardin qui s’appelle La Roseraie, une peinture totalement sereine. Tous les tableaux qui évoquent des jardins de l’époque des Impressionnistes ; ces taches de lumière sur des pelouses, un petit chien dans un coin, la maison que l’on devine au fond du jardin. J’y vois l’image d’une vie qui me comble totalement, une vision de paix.

"Soutine me dérange, pas Bacon"

À l’inverse, l’œuvre qui vous tourmente le plus ?
Celle de Soutine et celle de Rouault, mais moins que Soutine parce qu’il y a chez Rouault une dimension biblique qui me laisse assez indifférent.

Et celle de Bacon ?
J’aime beaucoup Bacon, c’est un très grand artiste mais il ne me dérange pas. Il a quand même recours à un procédé.

Existe-t-il des tableaux que vous admirez mais près desquels vous ne pourriez pas vivre ?
Oui, par exemple les grands Picasso des années 30, 40, 50. Même le plus rassurant des Picasso de la période bleue ou rose me donne le sentiment que tout l’orage est accumulé derrière, c’est troublant. Enfin, je serais tout de même heureux d’avoir un Arlequin chez moi.

Avez-vous des tableaux dans la pièce où vous écrivez ?
Plein les murs. Mais ce sont des œuvres anecdotiques, les dessins préparatoires d’Alechinsky pour le livre que nous avions fait ensemble ; un dessin de Sempé sur l’écrivain au travail ; un portrait d’un teckel par un peintre chinois de Hong Kong, parce que j’ai eu longtemps un chien de cette race ; un ou deux collages de ma femme ; une très belle forêt de Mario Prassinos. Donc des tableaux qui ont tous un rapport avec ma vie privée. C’est une pièce où jamais personne ne pénètre.

Si vos moyens vous l’avaient permis, auriez-vous eu l’âme d’un collectionneur ?
Oui, certainement. J’ai réussi à acheter un tout petit peu de peinture et de dessin bien que sans fortune. Si j’en avais eu les moyens, j’aurais aimé collectionner.

Avez-vous connu de grands collectionneurs, et vous ont-ils donné l’impression d’être des hommes heureux ?
Ceux que j’ai côtoyé ne m’ont pas donné l’impression que l’art était au centre de leur vie. Ils étaient riches, donc ils achetaient de la peinture et de la sculpture.

Quand vous apprenez qu’un grand collectionneur donne à un musée ou vend ses collections, qu’en pensez-vous ?
D’abord, je pense aux artistes. Je me mets à leur place ; ils se retrouvent abandonnés et doivent se dire : "Je pensais que c’était un ami et voilà, il me lâche". Il y a comme un déchirement... Entre l’abandon de tout et le désir de certains milliardaires japonais qui, m’a-t-on dit, veulent se faire enterrer avec leurs Van Gogh, on doit pouvoir trouver une juste mesure.

Que pensez-vous des grandes expositions thématiques ou des grandes rétrospectives, comme celle consacrée à Nicolas Poussin qui vient de s’ouvrir ?
Il est évident qu’il vaut mieux qu’existent ces grandes expositions plutôt que pas d’expositions du tout. Tout le monde sait qu’il faut créer l’événement pour que les gens s’y soumettent. Je crois que les grands musées terrorisent encore. Beaucoup n’ont pas la force de caractère d’aller simplement une heure au Louvre ; ils y restent trois ou quatre heures, ne voient plus rien au bout d’une, sortent exténués et gavés. Alors qu’une rétrospective, ils sont à l’intérieur d’une logique, c’est cohérent.

Lorsque vous arrivez dans une ville étrangère, votre première visite est-elle pour le ou les musées ?
Pendant quarante ans, tous mes voyages ont toujours commencé par la visite des musées, et de préférence des musées d’art moderne ou des galeries d’art contemporain. Je le fais moins, parce que je voyage également moins, mais je suis encore capable d’emballements. Quand je suis allé à Delhi, je n’ai aucun souvenir des galeries contemporaines, par contre j’ai passé trois heures et demie dans les trois salles du musée des miniatures mogoles. J’ai reçu un coup de foudre. Je connaissais des reproductions, comme tout le monde, mais tout à coup, voir ces trois salles de miniatures sublimes, je suis resté aimanté. Ma femme m’avait laissé là ; au bout de trois heures et demie, elle m’a retrouvé au même endroit. C’est elle qui m’a fait remarquer le temps que je venais de passer. Cela reste un de mes plus grands souvenirs de musée.

Avez-vous beaucoup fréquenté les ateliers ?
Oui, beaucoup, mais j’éprouvais toujours une gêne de devoir commenter à chaud un travail devant l’artiste. L’idéal serait de passer deux heures sans avoir à parler, et puis ensuite d’aller boire un coup ensemble. Mais je garde de beaux souvenirs d’atelier chez Bazaine, chez Germaine Richier, bien sûr chez Alechinsky, qui aimait beaucoup travailler en présence de quelqu’un et moi, j’aimais beaucoup être là dans mon coin et l’observer.

"Le critique d’art doit chatouiller les artistes"

Vous n’avez pas pu être peintre, mais vous êtes l’époux d’un peintre, Cécile Muhlstein. Est-ce une compensation ?
Elle est un peintre, comment dire, à peine posé sur la terre. Elle ne fait que de rares expositions, elle se veut assez distante de tout ça. Je vous dirai que c’est une façon très agréable de vivre. On ne se dérange pas ; quand l’un travaille, l’autre travaille. Quand on en a assez, on se rend visite. Elle me laisse quelquefois tripoter un peu son matériel. Cela me plaît beaucoup d’avoir un atelier de peintre dans la maison. Peindre pour l’un, écrire pour l’autre, me semble être une très bonne répartition des tâches et qui nous a créé, petit à petit, un capital d’amitié mixte.

Les peintres mentionnent leur maître avec générosité : Van Gogh clamait son admiration pour Millet, Delacroix pour Géricault, Matisse vénérait son professeur Gustave Moreau et disait "Cézanne, notre maître à tous !", Picasso avouait : "Au fond, il n’y a que Matisse". Trouve-t-on, dans le monde littéraire, d’aussi chaleureuses admirations des uns pour les autres ?
Oh oui, je pense. Avec un peu plus de retenue, les peintres sont plus expansifs. Mais Cocteau a passé sa vie à proclamer ses admirations, même chose pour Jean Paulhan. Parfois, il faut s’accrocher à ses admirations parce que l’écrivain que l’on admire n’est plus en cour ou à la mode. À une époque, il n’était pas facile de se dire l’admirateur d’Aragon. Aujourd’hui, il n’est pas aisé de s’avouer l’admirateur de Montherlant. On reconnaît le caractère des écrivains à la fidèlité de leurs admirations. On ne peut jamais prétendre s’être trompé en admiration. On peut dire qu’on a évolué, mais pas que l’on s’est trompé. En peinture aussi, les goûts passent et, me semble-t-il, encore plus vite. En même temps, je suis resté attaché à la peinture que j’aimais dans les années cinquante, soixante-cinq, bien que je perçois que tout cela s’est éloigné. Je guette des signes de résurrection, de réapparition, et il y en a. C’est presqu’une affaire d’hygiène esthétique. Il ne faut pas renier ses goûts. On peut les accumuler, pas les renier.

De ces années-là, quels sont vos artistes préférés ?
Manessier, Bazaine, Estève, Vieira da Silva, Riopelle (qui revient), Bissière...

Apollinaire a écrit : "La critique d’art est l’art de chatouiller les artistes". Comme critique littéraire, éprouvez-vous cette sensation ?
L’expression me paraît très bonne. Je m’interdis de les transpercer, de les blesser, mais les chatouiller me paraît une très juste expression ; les obliger à sourire au moment où ils font les sérieux ; les pousser à prendre conscience que telle ruse, on l’a bien repérée...

Picasso disait : "Quand je n’ai pas de rouge, je prends du bleu". A-t-on la même liberté d’action avec les mots ?
Non, bien sûr. Et puis le problème ne se pose jamais de n’avoir pas de rouge. C’est vraiment une phrase de peintre ; il veut dire que s’il n’a pas de rouge ce soir-là, il peindra quand même. Quand l’écrivain ne trouve pas un mot, c’est un petit malheur qui dure entre une seconde et cinq minutes. Mais on finit toujours par le trouver et on ne change pas de mot pour ça, on ne prend pas du bleu.

"La littérature a résisté à tout ça"

Où s’arrête votre curiosité ? À l’Arte Povera par exemple, ou aux excréments de Manzoni ?
Intellectuellement, je comprends la démarche. Mais allez voir ces expériences, la journée ne compte pas assez d’heures, et pour tout dire, je trouve ça assez exaspérant. Je pourrais écrire une préface pour un catalogue, ce serait entièrement de la blague. À mes yeux, cela reste de l’ordre du canular. Dès l’instant où il y a eu la technique et la philosophie de la table rase, tout est permis. Une des raisons pour laquelle j’aime la littérature, c’est qu’elle a résisté à tout ça.

Quel est pour vous le peintre de la femme ? Y-a-t-il une peinture de femme qui vous émeuve tout particulièrement ?
J’irai du côté de Burne-Jones et des préraphaélites. Je m’apprêtais à dire Ingres, mais elles sont tout de même un peu froides. J’aime bien les femmes de Modigliani, mais sans plus. Au Musée de Bruxelles, il y a une petite vierge de Van Eyck, avec un ventre tout bombé, qui est bouleversante. Je suis allée la revoir trente ans après, et elle m’a fait le même effet, j’étais toujours aussi ému.

Vous avez une maison à Ménerbes dans le Lubéron, où vous vivez une grande partie de l’année. Ménerbes est également le village où Nicolas de Staël possédait sa maison familiale. Est-il pour vous un artiste qui compte ?
C’est un peintre qui, dans les années cinquante, m’a aidé à aborder une certaine peinture, mais qui me paraît un peu loin maintenant. Il n’a pas fait vraiment le saut de l’abstraction qui, à l’époque, était le grand saut intéressant à faire. Il y a des peintures superbes de Nicolas de Staël, mais je ne le citerais pas dans une liste de mes rêves. Je n’irais pas en voler un. Paul Klee, en revanche, est le peintre qui m’a le plus aidé à aimer la peinture, qui m’a rendu la peinture familière. À une époque, j’étais capable d’aller à Bâle uniquement pour passer une journée à la Kleestiftung pour regarder les tableaux de Klee. Tout était encore dans des cartons. On vous laissait seul dans une pièce, et feuilleter les dessins comme ça, c’était extraordinaire. Les gens étaient d’une gentillesse formidable, je ne sais pas si c’est toujours ainsi. J’ai fait au moins cinq fois le voyage de Bâle entre les années 54 et 58. Klee a été un jalon sur mon chemin, je serais fou d’en avoir.

Restons dans le rêve. Vous avez la possibilité d’emporter cinq tableaux sur une île déserte, lesquels choisissez-vous ?
J’essayerais plutôt de choisir des œuvres un peu singulières ; de trouver quelque part une peinture de Monsu Desiderio, qui incarne la découverte du monde italien par un lorrain, peintre plus intéressant que Claude Gellée ; je rêverais d’un dessin de Piranèse, mais cela existe-t-il ? J’aimerais voler au Musée Pouchkine un Vuillard de la grande époque, un portrait, il en a fait quelques-uns sublimes. Pour quelqu’un comme moi, intéressé par la bourgeoisie, on n’a pas fait plus respectueux et plus moqueur à la fois. Je prendrais un impressionniste bien classique, un Sisley ou un Pissarro. Je prendrais une peinture où l’on voit à Louveciennes la maison de ma belle-mère. Il existe plusieurs tableaux de Sisley et de Pissarro où l’on voit cette maison. Cela m’amuserait de l’accrocher dans ladite maison. Encore un ?... Sûrement un cheval de Géricault… C’est un drôle de jeu…

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°7 du 1 octobre 1994, avec le titre suivant : François Nourissier : "Contrairement à la peinture, la littérature n’a pas fait sa révolution"

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