Livre

Foules sentimentales

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 28 mai 2024 - 495 mots

L’affect est au cœur des sociétés humaines, du champ politique à celui de la culture. C’est le fil que tire Georges Didi-Huberman, dans une série d’essais parus aux éditions de Minuit.

La question des affects, des émotions et des commotions traverse l’œuvre de Didi-Huberman depuis son premier livre Invention de l’hystérie (Macula, 1982). Avec la série Faits d’affects, le philosophe et historien de l’art explore d’une manière sans précédent ce vaste territoire hétérogène en trois recueils d’essais écrits dans le cadre de son séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales, depuis octobre 2019. L’écriture de certains d’entre eux a été menée parallèlement à une recherche pour l’exposition « En el aire conmovido » (« dans l’air ému »), programmée au Musée Reina Sofia à Madrid jusqu’au 16 mars 2025. Dans Brouillard de peines et de désirs, premier des trois volets de cette série, publié en janvier 2023, Georges Didi-Huberman rappelle : « Nous sommes faits d’affects. Et ce ne sont pas de simples effets (…). Les affects sont des faits à part entière. Ils nous font tels que nous sommes lorsque nous nous confrontons au monde ou bien lorsque nous apparaissons à nos semblables pour leur exprimer – au sens radical de ce verbe : au sens spinoziste ou deleuzien – quelque chose. Ils sont des faits au sens où, loin d’être purement passifs ou réactifs ils font : ils créent une configuration nouvelle à l’interface de notre psyché, de notre corps et du monde ; ils donnent jour à de nouvelles significations ; ils improvisent une relation inédite à l’autre ; ils fondent une temporalité imprévue, souvent décisive pour notre histoire. » En trente-trois chapitres, ce premier recueil examine les différentes dimensions esthétiques et éthiques des affects avec la liberté coutumière de son auteur, abordant toutes les disciplines. Avec La Fabrique des émotions disjointes, deuxième volet de Faits d’affects, publié en mars dernier, le directeur d’études de l’EHESS aborde la partie sombre des émotions dans la société humaine – « celles dans lesquelles l’autre a disparu » – et l’usage qu’en ont fait et en font les régimes politiques pour gouverner, en particulier le nazisme, le fascisme et le capitalisme. La culture n’échappe pas à cet examen, objet du dernier chapitre, Affects déchirés, malaises dans la culture, axé notamment sur le « marché » des émotions actuellement en vigueur. Une analyse pointue qui, en conclusion, esquisse quelques voies pour « retrouver la valeur inestimable – sans prix, sans fétichisme, sans logique marchande de nos faits d’affects ». Ce qui passe, en autres, pour Didi-Huberman, « par rendre à l’exposition sa valeur non fétichiste, non narcissique et non culpabilisante », « en montrant clairement que les œuvres, les images, sont à considérer, non pas comme des trophées, mais comme un bien commun qu’il serait loisible de tenir hors de portée des circuits obligés, ces pièges – de l’échange généralisé comme de la valeur marchande ». Une réflexion que le troisième et dernier volet de Faits d’affects, consacré l’art, mais sans encore de date de publication, devrait préciser et élargir.

Brouillard de peines et de désirs. Faits d’affects, 1, Georges Didi-Huberman,
éditions de Minuit, 544 p., 27 €.
La Fabrique des émotions disjointes. Faits d’affects, 2, Georges Didi-Huberman,
éditions de Minuit, 400 p., 26 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°776 du 1 juin 2024, avec le titre suivant : Foules sentimentales

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