Le premier directeur de la rédaction du « Journal des Arts » raconte les débuts du journal. Il revient sur « l'affaire » du vernis de « La Joconde » et jette un regard rétrospectif sur la presse artistique depuis trente ans.
Alors journaliste à la section Culture de l’AFP, Emmanuel Fessy est sollicité par Jacques Dodeman en 1993 pour créer l’édition française de journaux anglais et italiens. Il y reste jusqu’au rachat de l’éditeur par Nart, en 2001. Directeur ensuite des éditions du Centre Pompidou, il suit Jean-Jacques Aillagon au ministère de la Culture, puis dirige l’École nationale supérieure de création industrielle. Il a été directeur adjoint pour la culture du Figaro avant de rejoindre, de 2009 à 2021, l’École nationale supérieure des arts décoratifs. Depuis 2011, il tient régulièrement une chronique dans Le Journal des Arts.
À l’époque, la presse artistique était constituée avant tout de magazines couleur. Le JdA se voulait un journal d’informations, imprimé en noir et blanc, aussi rapidement qu’un quotidien. Il donnait ainsi plus d’importance au texte qu’à l’image. Il permettait également de rendre compte d’une exposition réellement vue et non pas, comme le faisaient les magazines à cause de leurs délais de bouclage, de raconter la messe avant qu’elle ne soit dite. Mon modèle c’était Le Monde d’Hubert Beuve-Méry. Offrir au lecteur l’information la plus vérifiée, la plus précise, la plus indépendante, donc la plus fiable possible, mais aussi le plus rapidement possible.
L’éditeur était très, très économe. Mais grâce à l’agence Claudine Colin Communication qui venait de se créer, nous avons réussi à obtenir un relais dans les grands médias. Ainsi, le soir de la sortie du premier numéro, Bernard Pivot a présenté chaleureusement le JdA en fin d’« Apostrophes ». Quelques jours plus tard, le présentateur de « Soir 3 » a fait de même. Mais lui concluait sa présentation par un : « Aussi gai que “Le Monde” des années cinquante ! » J’avais reçu un coup sur la tête. Le lecteur n’était vraiment pas encouragé à aller l’acheter dans un kiosque. Mais Claudine Colin s’était aussi démenée pour m’aider à organiser, sans budget, une soirée de lancement à l’École des beaux-arts de Paris qui a réuni plusieurs centaines de personnes.
Il est le fruit d’un concours de circonstances. Jacques Dodeman venait de vendre le journal Stratégies qu’il avait créé et réfléchissait à un nouveau projet éditorial. Il a été amené à rencontrer Umberto Allemandi qui avait fondé, en 1983, à Turin, Il Giornale dell’Arte et avait racheté par la suite une publication américaine – The Journal of Art– dont il a changé le nom en The Art Newspaper et l’a installé à Londres. Les deux hommes se sont mis d’accord sur une édition française.
Avec eux, nous allions échanger des articles, mais surtout mettre en place une synergie éditoriale : décider d’enquêtes en commun, avec les points de vue de différents pays, monter ensemble des dossiers. C’était très excitant.
D’abord, je trouvais que nos partenaires, surtout l’Italien, étaient trop focalisés sur l’art ancien. La maquette de leur « Une » l’affichait. Leurs titres étaient surmontés d’une sorte de fronton, comme celui d’un temple grec, montrant la palette d’un peintre et l’équerre d’un charpentier. Nous avons dû reprendre ce dessin, mais j’ai proposé à l’éditeur français de le modifier, de le compléter par la représentation d’un ordinateur, d’une photographie. Avec « des Arts », je voulais aussi montrer que la ligne éditoriale s’élargissait vers la photographie, le design, l’architecture contemporaine et j’espérais ainsi attirer un lectorat plus vaste. Cela a été le cas, nous avons enregistré beaucoup d’abonnements lors du premier salon Paris Photo. Aujourd’hui, je ne le referais pas. D’abord parce que les deux autres titres ont revu leur ligne éditoriale. Et surtout, parce que face à l’invasion dans les médias du divertissement, de la consommation culturelle, un projet éditorial devrait se concentrer sur un journal « de » l’art. Je ne reprendrais pas non plus le fronton grec. Les débats récents, notamment sur le rôle des musées, nous apprennent à quel point il symbolise une vision eurocentrée de l’art et de son histoire.
Oui, je me souviens en particulier d’un sujet sur La Joconde. Le Louvre allait changer La Joconde de salle pour, disait-il, mieux la présenter. Mais il ne touchait pas à l’aspect du tableau. Or il est recouvert d’un filtre jaune assombrissant et trahissant ses couleurs à cause de couches successives de vernis oxydé. Changer seulement l’écrin ne nous semblait pas suffisant. Alors nous avons ouvert un débat international, en interrogeant des directeurs de musées, des historiens, des restaurateurs et en leur posant la question : « Faut-il alléger les vernis de “La Joconde” qui l’obscurcissent plutôt que de la restaurer ? » Et la « Une » du JdA n° 65 publiait côte à côte deux images du tableau, l’une dans son état actuel, l’autre virtuelle, après un nettoyage imaginé par un laboratoire de Turin. Je me doutais bien qu’en touchant à une « icône », le JdA allait susciter des réactions. Mais j’avais totalement sous-estimé leur ampleur et leur rapidité. La presse en France, en Europe, en Amérique, en Asie, suivie par les radios et les télévisions, s’empara aussitôt du sujet. Cela a été comme un tourbillon pendant au moins quinze jours.
Certains spécialistes étaient clairement en faveur de cette opération permettant de présenter le tableau au plus près des intentions de l’artiste, d’autres totalement hostiles, comme le premier intéressé, le Louvre, qui avait pourtant allégé autrefois les vernis d’un Raphaël, le portrait de Balthazar Castiglione. Seul l’état de conservation d’une œuvre justifie sa restauration, rétorquait le musée. Il ajoutait et cela ne manque toujours pas de sel « que le tableau est universellement célèbre dans son état actuel ». Jauni, mais célèbre comme cela, alors n’y touchons pas ! Le Louvre a été agacé par notre débat. Un conservateur m’avait délicieusement écrit : « Que vous êtes embêtant ! », ajoutant un « Sans rancune ». Depuis, La Joconde a encore déménagé à grands frais et les vernis oxydés sont toujours là. Mais une nouvelle génération arrive au Louvre et la Sainte Anne du même Léonard a été restaurée.
Les deux premières années ont été difficiles, le JdA n’a pas eu la rentabilité commerciale de sa notoriété. Voulant vivre uniquement de son lectorat et de la publicité, comme tout grand quotidien, il subissait aussi la crise du marché de l’art et la défection des annonceurs. Pour autant, le JdA est très vite devenu le journal de la profession.
Le Journal des Arts et le magazine L’Œil, qui avait rejoint le groupe en 1998, ont été rachetés par une start-up Internet, Nart, qui voulait faire des ventes aux enchères en ligne. C’était à l’époque précurseur et hardi. Mais les actionnaires avaient des ambitions irréalistes. Ils se sont installés dans des locaux somptueux boulevard Haussmann, voulaient passer hebdomadaire… Je me suis dit : ils sont gentils, mais on va droit dans le mur, ils vont déposer le bilan dans un an et je ne peux pas cautionner leur projet. En fait, ils ont déposé le bilan au bout de six mois.
L’élargissement considérable et nécessaire de la couverture de l’actualité de l’art. Grâce à nos partenaires éditoriaux, notre couverture était déjà internationale, mais se limitait surtout à l’Europe et aux États-Unis. Aujourd’hui, tant en ce qui concerne la création, les expositions, les biennales, les musées, les foires, le marché, cette couverture doit dépasser ces frontières. Il faut rendre compte de l’actualité au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie. C’est encore plus passionnant. Le développement de l’Internet a bien sûr accompagné cette évolution.
Oui, mais le phénomène s’est accéléré. Après le JdA, j’ai travaillé dans deux écoles d’art et design. J’ai constaté que les élèves lisaient peu la presse papier, tant généraliste qu’artistique, alors que les titres étaient à leur disposition à la bibliothèque. Leurs moyens d’information, ce sont de plus en plus les réseaux sociaux et ils vivent à l’âge de « l’automédia ». Au-delà de la nécessaire mutation numérique de la presse artistique indépendante, un enjeu lui est existentiel : faire comprendre aux jeunes qu’il y a une différence fondamentale entre des informations vérifiées et fiables diffusées par cette presse, et des réactions épidermiques d’individus, et surtout par rapport à des contenus produits par des influenceurs ou des manipulateurs. Les enseignants devraient la soutenir dans cette mission.
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Emmanuel Fessy : « Mon modèle, c’était “Le Monde” d’Hubert Beuve-Méry »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°600 du 2 décembre 2022, avec le titre suivant : Emmanuel Fessy, chroniqueur au « Journal des Arts » : « Mon modèle, c’était “Le Monde” d’Hubert Beuve-Méry »