Chronique

Défricheurs de complexité

Alors que Boltanski dialogue avec le monde dans un procédé créatif, Hamilton s’est attelé à un travail minutieux de pénétration de l’univers de Duchamp

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 10 novembre 2009 - 952 mots

On le connaît pour le travail d’analyse paru il y a dix ans et mené avec ève Chiapello dans Le Nouvel esprit du capitalisme, qui tentait de rendre compte de l’état des forces sociales en présence dans la situation contemporaine des sociétés occidentales, de leur situation de crise endémique, de leurs manières de transformer les rapports de force et de nommer les rôles au sein de ces rapports.

Le sociologue Luc Boltanski revient aujourd’hui avec De la critique, précis de sociologie de l’émancipation, un livre consacré pour l’essentiel à la démarche, à l’histoire récente et aux enjeux de méthode de la sociologie contemporaine. Pourquoi faudrait-il lire de la sociologie, et Boltanski en particulier, quand on s’intéresse à l’art ? D’abord parce que ce travail s’inscrit dans la tradition de la théorie critique, c’est-à-dire une famille de pensée philosophique qui tente d’agir sur le monde. Et la sociologie ambitieuse à la Boltanski travaille sur la complexité contemporaine, qui est bien souvent la matière et, en tout cas, le terrain de la pratique de l’art.

Dialoguer mais aussi réformer
Ses procédures opératoires recoupent celle de cette part essentielle de la création qui tente non seulement de dialoguer avec le monde tel qu’il est, mais entend aussi, par la dénonciation souvent, contribuer à la réforme du monde. La dimension critique paraît pour une large part consubstantielle à ce qui fonde et anime la modernité. La question de l’émancipation, explicitement affichée par Boltanski comme un horizon, est réfléchie sous l’aspect de l’analyse des formes de domination, où l’on reconnaîtra l’héritage de Pierre Bourdieu (Boltanski note en p. 16 : « Ce que la sociologie peut observer, ce sont seulement des relations de pouvoir ») ; sous les aspects aussi des montages symboliques de la normativité sociale (les institutions, non pas au sens d’appareils d’administration mais de dispositifs symboliques), qui passent donc au travers d’une analyse des constructions et des représentations. C’est une ligne de force du projet de Boltanski de construire une distinction entre ce qu’il nomme réalité et monde, qui lui permet d’échapper aux apories du constructivisme, c’est-à-dire de cette évidence délicate que le réel est produit autant par notre manière de le concevoir, de le nommer, que par sa consistance propre. La réalité sera donc ce versant du réel que la conscience produit, le monde demeurant, parfois coïncident parfois divergent, l’objet de l’expérience que nous faisons, et qui résiste et échappe. Le livre se conclut par une affirmation de pragmatisme de la critique radicale qui, au-delà du côté théorique de la démarche (comme Boltanski s’amuse à le rappeler, des histoires à dormir debout selon ses détracteurs), désigne son ambition politique, une ambition large dans laquelle l’art et les épreuves du monde que constituent les œuvres pourraient bien se reconnaître.
Une autre radicalité, cette fois autrement familière au monde de l’art, n’a pas fini de passer elle aussi pour une histoire à dormir debout à certains yeux. Mais pas à ceux qui suivront leur correspondance, notes de travail et textes qui donnent la trame des relations entre Marcel Duchamp et Richard Hamilton. Au courrier de juin 1956, Duchamp met près d’un an à répondre. Pourtant, il y a appris l’existence, en Angleterre, d’un artiste qui a entrepris de revisiter La Boîte verte, le vade-mecum de La Mariée mise à nue par ses célibataires, même, alias Le Grand verre, éditée en 300 exemplaires en 1934. Depuis que Richard Hamilton a mis la main, en 1948, sur un des rares exemplaires en circulation en Angleterre, il a pénétré Le Grand verre avec la plus grande acuité. La gageure qui l’amène à s’adresser à Duchamp est le projet de produire une édition anglaise de la boîte, œuvre en soi tant elle a fait l’objet de la part de Duchamp de la plus grande minutie. Faite de notes manuscrites, de schémas, de dessins, la boîte est à la fois une sorte de document de travail, d’archivage et d’outil d’interprétation de l’œuvre. Le projet d’Hamilton comprend l’exercice de traduction évidemment en termes de langue, mais aussi en termes de graphie. Avant de s’adresser à Duchamp, il a travaillé à cette traduction, en particulier en créant un équivalent typographique de la liberté et de la précision de l’artiste dans la mise en forme, aussi bien graphique (puisqu’il s’agit pour beaucoup de notes manuscrites) que relevant des choix du papier. Ainsi détaillée, l’histoire de cette relation est celle d’une amitié, mais surtout d’un travail de pénétration de l’univers de Duchamp par Hamilton. Reprenant, sous l’œil de Duchamp, le processus du Grand verre, Hamilton le réinvente en même temps dans l’esprit de retrouver le chemin. Duchamp, dont Hamilton gagne la confiance jusqu’à devenir de l’amitié, veille avec une distance bienveillante. Et surtout, il donne des entretiens majeurs, qui nourrissent textes et conférences d’Hamilton. Le parcours n’est jamais fastidieux tant la recherche de précision dans la conception matérielle du livre (papiers, techniques d’impression) comme la pénétration dans le processus de production de l’œuvre sont menées avec rigueur. Ce corpus duchampien constitue une pièce majeure à la connaissance et à la reconnaissance de l’œuvre et de ses processus, bien servi par une édition attentive, annotée, qui restitue la densité de l’infra mince et de son partage par Hamilton, comme une histoire parallèle à son œuvre personnelle.

- Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, éd. Gallimard, collection Essais, 1999, 844 p., 29,80 euros, ISBN 2-07-074995-9
- Luc Boltanski, De la critique, précis de sociologie de l’émancipation, éd. Gallimard, coll. Essais, 2009, 302 p., 19,90 euros, ISBN 978-2-07-012656-9
- Sous la direction de Richard Hamilton, Le Grand déchiffreur – Richard Hamilton sur Marcel Duchamp, éd. JRP-Ringier, Zürich, et La Maison Rouge, Paris, 2009, coll. Lectures Maison Rouge, 272 p., 19,50 euros, ISBN 978-3-03764-059-3

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°313 du 13 novembre 2009, avec le titre suivant : Défricheurs de complexité

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque