Jouant avec son image comme avec ses fines moustaches ou sa voix syncopée, Salvador Dalí (1904-1989) aura fait de son œuvre un somptueux palais des glaces, capable de perdre le premier venu. À commencer par lui-même.
En 1903, Salvador Dalí est mort. Non pas l’artiste que l’on connaît, de son vrai nom Salvador Domingo Felipe Jacinto Dalí, mais son frère aîné, Salvador Galo Anselmo Dalí, qu’une maladie infectieuse foudroyante emporte à l’âge de deux ans. Autrement dit, lorsqu’il naît le 11 mai 1904, Salvador Dalí vient en remplacer un autre, jusqu’à porter son prénom et son nom, manière de combler parfaitement une irremplaçable absence dans une famille meurtrie. Partant, le jeune Salvador est élevé comme un Sauveur au milieu de femmes miséricordieuses, aux prénoms de saintes – sa mère Felipa, sa nourrice Lucia, ses tantes María Teresa et Catalina, sa grand-mère Ana et sa jeune sœur Ana María. Petit monarque que choient des vestales dévouées, le jeune Dalí ressemble aux infants des tableaux de Vélasquez, à ceci près que ses habits délicieusement brodés appartinrent un temps à son frère disparu.
À Figueras, son notaire de père incarne le mâle pouvoir et suscite la crainte. Il n’est qu’à voir le portrait qu’en fait Dalí, alors âgé de seize ans : en dépit des tons ocre et orangés de cette composition postimpressionniste, à mi-chemin entre Félix Vallotton et Maurice Denis, la figure paternelle offre un visage sévère et un profil imposant, trop imposant, la faute à la noirceur du costume et à cette chaîne dorée à laquelle pend une montre ou une médaille, un signe de distinction un peu ridicule. Assurément, Dalí devra tuer le père, tout du moins s’acquitter d’une écrasante dette. Il y parviendra en réalisant d’extravagants tableaux ou, comme le veut la légende, en envoyant à son géniteur un peu de sa semence accompagnée de ces mots : « Maintenant nous sommes quittes. »
Œdipe écartelé, Dalí jamais ne se crèvera les yeux, même si sa vue, dont il découvre tôt qu’elle est altérée, enfante des curiosités optiques, notamment lorsqu’il observe cette nature exubérante où chaque rocher semble menaçant, chaque nuage extravagant. Voir est une pulsion et un danger : son apprentissage de la peinture auprès de Pepito Pitchot, auquel Pablo Picasso et Fernande rendent visite en 1910, alors que le jeune Salvador n’a que six ans, lui confirme cette ambivalence. Les œuvres de Renoir et de Monet détournent l’adolescent de l’école, et des aspirations paternelles ; la peinture est son obsession et, en 1920, après une modeste exposition, Dalí intègre la prestigieuse Académie de San Fernando, à Madrid. Lui qui voulait être cuisinier à six ans et Napoléon à sept en est désormais certain : il sera un génie, sinon rien.
À Madrid, Dalí loge à la « Resi », la Residencia de Estudiantes. En attendant d’être un artiste, un vrai, il décide d’en avoir les apparences, ce dont témoigne son Autoportrait au cou raphaélesque (vers 1921) : « J’avais laissé pousser mes cheveux comme ceux d’une jeune fille et, en me contemplant devant les miroirs, j’aimais adopter la pose et le regard mélancolique de Raphaël dans son autoportrait. J’attendis avec impatience l’apparition du premier duvet que je pourrais raser, en laissant toutefois pousser des favoris. Il me fallait faire un chef-d’œuvre de ma tête, composer un visage. »
En cette résidence laïque, émancipée de l’État et de l’Église, Dalí rencontre Luis Buñuel, amateur de bordels et de Songes noctambules (1922), du nom de cette toile en noir et blanc, Guernica domestique peuplée de cadavres exquis et de souvenirs éclatés. La bohème est un royaume où l’on crie, boit, condamne, pleure. Poète et musicien, Federico García Lorca, qui personnifie « à lui seul le phénomène poétique dans sa totalité, en chair et en os, confus, sanguinolent, visqueux et sublime », fascine le jeune Salvador jusqu’au trouble érotique. Pour l’heure, la sublimation est le seul credo d’un artiste hanté par le visible, par sa mathématique implacable et par sa prose prismatique sous le signe de Giorgio Morandi et de Pablo Picasso, un compatriote qu’il va saluer à Paris en 1926, « avant d’aller voir le Louvre » et dont il paraît s’inspirer irrésistiblement (Personnages couchés sur le sable, 1926).
Bientôt, Dalí est rattrapé par les forces de l’inconscient, celles qui traversent les œuvres de Lautréamont et de Freud, celles qui engendrent des chimères, des illusions optiques, des cryptages visuels, celles qu’habitent des éléments organiques épars, liquéfiés et éthérés, des anamorphoses savantes qui en font un candidat de choix pour le surréalisme (La Mémoire de la femme-enfant, 1929). Dont acte, puisqu’en 1929, soit cinq ans après la constitution programmatique du mouvement, André Breton et Paul Éluard gagnent Cadaqués afin d’intégrer à leur groupe cet artiste iconoclaste. Tandis que le premier est subjugué par cet Espagnol dont la discrétion le dispute à l’audace, le second présente à Dalí l’étrange Elena Ivanovna Diakonova, dite Gala, son épouse et la maîtresse de Max Ernst. Le coup de foudre imposant sa tyrannique loi, Éluard ne tarde pas à laisser sa place à cet hidalgo aux maigres moustaches, auquel tout le monde s’accorde à trouver un talent fou, ou peut-être une folie talentueuse.
Peints tous deux en 1929, millésime de la révélation amoureuse et sexuelle, Les Plaisirs illuminés et Le Grand Masturbateur suffisent à dire la charge érotico-narcissique qui désormais présidera à toute la création de Dalí. Mère et putain, sainte et fétiche, Gala révèle chez l’artiste une libido longtemps ensevelie et désormais incontinente, volontiers scatologique, excédant de loin les explorations oniriques de l’automatisme surréaliste. Avec sa « méthode paranoïaque-critique », Dalí va loin, très loin, peut-être trop loin. Surgissent dans ses toiles des objets doubles et des phénomènes délirants susceptibles de donner forme à une « irrationalité concrète » (Éléments énigmatiques dans un paysage, 1934). De son côté, Gala veille sur Salvador, qu’elle épouse en 1934, comme une amante et une mante, verrouillant les relations de son mari, surveillant les proches, posant une main d’acier sur une création dont Jacques Lacan et Georges Bataille vantent le tropisme pulsionnel.
D’une aristocratie insolence, affublé de l’anagramme « Avida Dollars » par André Breton, Dalí est excommunié du surréalisme pour ses « actes contre-révolutionnaires tendant à la glorification du fascisme hitlérien ». Qu’importe, le peintre et sa muse partent pour les États-Unis où sa fortune, économique et critique, est immense. Fuir devient un mode de vie. La guerre civile ravage l’Espagne ? Dalí fuit le petit village de pêcheurs de Port Lligat, devenu l’épicentre de sa mégalomanie, pour visiter les musées italiens et goûter aux joies de la Renaissance. Le monde souffre, mais Salvador jouit. Cela ne changera plus.
Monaco, où il réside chez Coco Chanel, et Londres, où il se fait adouber par Sigmund Freud, abritent pour un temps les excentricités de Dalí qui, conflit mondial oblige, rejoint à nouveau le Nouveau Monde, en 1940, pour y demeurer jusqu’en 1948. Œuvrant en 1941 pour le ballet Labyrinthe au Metropolitan Opera House, exposant la même année au MoMA, publiant l’année suivante La Vie secrète de Salvador Dalí, concevant en 1945 les emblématiques décors de La Maison du docteur Edwardes d’Alfred Hitchcock, illustrant Shakespeare et Cervantès avant de collaborer avec Walt Disney, l’artiste s’amuse d’une célébrité qui tape à l’œil et vise dans le mille, jubile à l’idée d’être adulé et haï, jongle avec des rébus formels que plus rien ne dompte (Dématérialisation près du nez de Néron, 1947), rit de se trouver si beau en son miroir.
Dalí, qui rentre en Europe en 1948, est-il un artiste génial, une caricature infâme ou un peu des deux ? Dalí est-il usé de jouer à Dalí, d’être devenu un nom sans œuvre, un visage sans nom, une moustache, une marque, un simple signe ? Pas sûr. Et à ceux qui croient voir en lui un agitateur moderniste, l’artiste annonce sa conversion au classicisme et au catholicisme : « Réactualisant le mysticisme espagnol, je vais prouver par mon œuvre l’unité de l’univers en montrant la spiritualité de toute substance. »
Dalí, auquel le pape Pie XII réserve une audience en 1949, multiplie les œuvres d’inspiration catholique et intronise Gala en madone magnétique, entre recueillement toscan et trompe-l’œil kitsch. Réinvestissant ou contrefaisant la tradition – la Vénus de Milo, Piero della Francesca, Raphaël ou Jean-François Millet –, ses grandes machines hallucinées alternent virtuosité technique (Le Christ de saint Jean de la Croix, 1951) et mythographie baroque (Pêche au thon, 1966-1967).
En 1954, l’Espagnol prononce au Palais Pallavicini de Rome un discours en latin. Quelques mois plus tard, une Rolls-Royce remplie de choux-fleurs le dépose à la Sorbonne, où il livre une conférence mémorable sur « la dentellière et le rhinocéros », conjuguant devant un auditoire médusé sa passion pour Vermeer et pour un animal qu’il vient de convoquer dans La Jeune Vierge autosodomisée par les cornes de sa propre chasteté (1954). Les frasques succèdent aux scandales, les mondanités aux défilés, les dîners chez Maxim’s aux spots publicitaires pour Lanvin. À Paris comme à Port Lligat, où des touristes tentent d’apercevoir ce fou devenu roi ou, à défaut, la reine Gala devenue folle, consumée par l’avarice et l’hypocondrie, ne bougeant jamais sans des valises remplies de billets et de médicaments.
Les années passent et rien n’altère l’énergie créatrice de Dalí, dont l’œuvre clive comme jamais le monde de l’art, ainsi que l’atteste la grande exposition rétrospective que le Centre Pompidou réserve à l’artiste. Les contempteurs, fatigués par une création parodique, affrontent les thuriféraires, trop heureux de voir leur idole continuer à brouiller les pistes. Sans doute malgré elle, car Dalí, entouré par des courtisans et des intermédiaires, est comme dépossédé de son génie, et de sa propre main. Une main qui tremble sous l’effroyable maladie de Parkinson, une main qui signe à l’aveugle des feuilles lithographiques en blanc, une main qui multiplie tout de même les doigts d’honneur.
En 1981, dernière pirouette aristocratique, Juan Carlos fait Dalí marquis de Púbol mais, l’année suivante, la mort de Gala assèche la joie de son Pygmalion, lequel essaie en vain de se laisser mourir de déshydratation. Un incendie plus loin, le vieux Salvador, octogénaire, se claquemure dans la tour Galatea de son théâtre-musée de bazar. Vieil enfant capricieux que la maladie déchire, l’artiste cède à son tour le 23 janvier 1989, à l’âge de 84 ans. Inhumé en son château, le Sauveur est embaumé et momifié, prêt pour une résurrection ou une élévation des reliques, ainsi celle imposée par sa prétendue fille en 2017, désireuse d’effectuer un prélèvement pour une demande de reconnaissance en paternité. La moustache n’avait pas bougé, dit-on.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°725 du 1 juillet 2019, avec le titre suivant : Dalí ou les eaux troubles de Narcisse