L’ancienne journaliste tire d’une série de rencontres avec des artistes suisses un constat très informé de la scène contemporaine helvète. Une scène organisée différemment de la France.
On s’est un peu détendu. Il y a encore quelques années, la notion d’art suisse faisait référence à l’art national, voire nationaliste, qui a émergé au milieu du XIXe siècle, quand la Suisse moderne se cherchait une image d’unité. La peinture alpestre et la peinture historique remplissaient ce rôle. Il y avait quelque chose de très « officiel ». Aujourd’hui, il ne viendrait à l’idée de personne de définir l’art par rapport à un territoire ou de lui faire porter une dimension identitaire. Des banques et des compagnies d’assurance collectionnent l’art suisse, le Musée d’Argovie propose des expositions sur le pop art suisse ou la sculpture suisse sans que cela ne soulève de débat ou qu’on ne les soupçonne d’entretenir un esprit de repli. Mais l’expression a encore fait réagir plusieurs de mes interlocuteurs.
Qu’y a-t-il de commun entre la peinture de Miriam Cahn, Bâloise établie dans les Grisons, et celle de Nicolas Party, Vaudois travaillant à New York et exposant, entre autres, au Tessin ? Rien. L’art suisse est comme la Suisse : il est fait de cultures, de sensibilités, de points de vue, d’histoires et d’origines multiples. Le Franco-Suisse Ben Vautier avait fait scandale à l’Expo universelle de Séville [en 1992] avec son œuvre La Suisse n’existe pas. Il voulait exprimer de manière provocante la pluralité et la diversité d’un pays dont l’unité ne tient qu’à la volonté de ses citoyens. En fait, l’art suisse existe « tout autant » ou « pas plus » que la Suisse… L’une des conséquences de ce morcellement, c’est qu’il n’y a pas en Suisse de galerie nationale, comme le Louvre en France. Chaque canton collectionne l’art de chez lui. Ce qui fait que l’art suisse est aujourd’hui davantage exposé dans de petites villes comme Aarau, Coire, La Chaux-de-Fonds ou Soleure qu’à Bâle, Zürich ou Berne qui est la capitale.
Des observateurs m’ont parlé d’un humour dérivé du dadaïsme que partageraient plusieurs artistes suisses, comme Christian Marclay ou Jean-Frédéric Schnyder. Ou d’un certain perfectionnisme dans la réalisation d’une œuvre à l’exemple de Claudia Comte qui ponce ses sculptures avec soin. Le Musée d’Argovie estime que la sculpture en fer est une spécificité suisse, probablement à cause de la présence de plusieurs fonderies dans le pays. Il y a aussi ce que [l’auteur] Frédéric Elkhaïm appelle l’« appropriationnisme », c’est-à-dire le fait de s’emparer d’un sujet ou d’un mouvement et de le soumettre à une lecture critique, comme le fait John M. Armleder en apposant [sur un mur] des [plateaux de table] en Formica en référence à Mondrian. Il paraît que c’est très suisse. C’est intéressant. Mais on tombe vite dans les généralités. Je préfère dire que ce que les artistes suisses ont en commun aujourd’hui, ce sont des conditions exceptionnelles de formation, de création et de diffusion de leurs œuvres.
J’ai écrit ces reportages en pleine pandémie. C’est donc une vision involontairement confinée de l’art suisse que je livre. J’aurais voulu voir Urs Fischer ou Ugo Rondinone à New York, Julian Charrière à Berlin… Mais c’est vrai, aujourd’hui, beaucoup d’artistes peuvent faire une carrière internationale tout en restant en Suisse. À l’époque de Ferdinand Hodler, l’absence d’académies de beaux-arts obligeait les artistes suisses à se former ailleurs. Aujourd’hui, dans un pays qui compte huit fois moins d’habitants que la France, il y a sept écoles d’art de haut niveau et des conditions uniques de création, d’exposition et de vente. Mais ce n’est pas parce que les artistes ne s’expatrient plus qu’ils vivent en vase clos, au contraire ! Certains bougent tellement qu’il devient même difficile pour leur pays d’origine de les suivre à la trace.
On peut difficilement parler d’art sans parler d’argent. Traditionnellement, la Suisse abrite de nombreuses familles fortunées, qui sont souvent aussi de grands collectionneurs d’art et d’importants mécènes qui enrichissent les musées. À ces fortunes privées s’ajoutent celles des banques et des compagnies d’assurance qui investissent elles aussi dans l’art et constituent leur propre collection. Et les pouvoirs publics ne sont pas en reste. En outre la Suisse compte un nombre record de fondations qui soutiennent l’art et les artistes. Dans une époque comme la nôtre où le marché de l’art dégage énormément d’argent, la Suisse en est devenue l’une des vitrines les plus remarquables. Mais cela reste peu connu. Comme me le disait Philippe Davet, conseiller en art à Genève, en art comme en tennis, la Suisse peut prétendre à tous les podiums. La différence, c’est que pour le tennis, pas un Suisse ne l’ignore.
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Christine Salvadé : « l’art suisse est comme la Suisse : il est fait de cultures, de sensibilités et d’origines multiples »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°583 du 18 février 2022, avec le titre suivant : Christine Salvadé, cheffe de l’Office de la Culture du canton du Jura : « l’art suisse est comme la Suisse : il est fait de cultures, de sensibilités et d’origines multiples »