Comment les artistes et les critiques d’art espagnols ont lutté contre la dictature, de la fin des années 1950 jusqu’à la chute du régime en 1975
L’ouvrage Compagnons de lutte. Avant-garde et critique d’art en Espagne pendant le franquisme de Paula Barreiro López documente, grâce à de nouvelles archives, le sujet méconnu de la résistance artistique durant les dernières années de la dictature de Franco. L’autrice, spécialiste des modernités artistiques en Espagne et en Amérique latine, analyse avec précision les débats esthétiques et idéologiques nés de l’opposition à la dictature, dans le contexte de la guerre froide, et menés par les critiques d’art qui ont influencé de manière décisive les avant-gardes, et inversement.
En 1957, débute l’ère de l’apertura – l’ouverture de l’Espagne sur le monde –, après une période de repli nationaliste, dès l’instauration de la dictature en 1939. L’autrice rappelle combien les échanges entre les artistes et les critiques d’art espagnols et leurs voisins européens – la France et l’Italie en particulier – se sont alors intensifiés. Les galeries françaises ont été nombreuses à soutenir le travail des artistes espagnols, en organisant à Paris des expositions qui étaient censurées dans leur pays. De nombreux critiques espagnols exilés à Paris ont constitué la « seconde école espagnole de Paris », côtoyant les grands noms français de la culture tels que Pierre Restany, Denise René et Pierre Francastel.
Artistes et critiques
Paula Barreiro López concentre son récit sur sept figures majeures de la critique d’art espagnole : Vicente Aguilera Cerni, José María Moreno Galván, Antonio Giménez Pericás, Tomás Llorens, Valeriano Bozal, Alexandre Cirici i Pellicer et Simón Marchán. Bien qu’ils aient combattu aux côtés des artistes, organisant de nombreuses expositions et actions militantes communes, les documents d’archives font état d’une cohabitation parfois tendue, les artistes jalousant l’influence de la critique d’art à l’échelle internationale.
De nombreux témoignages publiés dans l’ouvrage illustrent les débats sur le rôle de la critique d’art. Selon l’Italien Giulio Carlo Argan, le propos des critiques rendait plus complexe l’œuvre des artistes, car ils « la posaient en relation avec tout le contexte de la culture ». Le Français Michel Ragon a, pour sa part, suggéré que certains critiques d’art parvenaient à être plus créatifs que les artistes eux-mêmes, citant le cas de Pierre Restany. Les questions de la « critique créative » et de l’intervention idéologique des critiques dans l’art, façonnant le cadre intellectuel dans lequel les artistes travaillaient par l’élaboration de réflexions sociales et souvent politiques, se sont donc posées. Néanmoins, Tomás Llorens a placé des limites à l’influence des écrits critiques, rappelant que « la pensée sert à clarifier et non à dicter ».
De la censure à la chute
L’ouvrage revient également sur la tendance politique qui était alors dominée par le marxisme. L’analogie entre art et politique est cependant contournée par l’autrice : les écrits de Marx étaient essentiels pour comprendre les débats théoriques de l’époque, sans pour autant constituer une orientation politique pour les artistes et critiques d’art. Leurs liens avec le parti communiste espagnol étaient plutôt ceux de « compagnons de route », écrit Paula Barreiro López, ils étaient alliés sur un « front culturel » contre la dictature franquiste.
Paula Barreiro López déconstruit les manœuvres idéologiques mises en place par le pouvoir. Elle revient notamment sur l’exposition « Un autre Miró », qui présentait des œuvres ouvertement contestataires à l’encontre de la dictature de Franco, mais qui avait obtenu l’aval du régime. Cette apparente contradiction n’était pas un cas isolé sous le franquisme tardif qui souhaitait renvoyer une image plus libérale à l’extérieur. La grande exposition organisée par Llorens et Bozal en 1976, au pavillon espagnol de la Biennale de Venise, revenait en détail sur la censure artistique mise en place par le franquisme, dénonçant l’hypocrisie du régime.
L’analyse s’étend également sur le paradoxe entre un art avant-gardiste désireux de communiquer avec la classe populaire et de construire une société nouvelle, déliée du franquiste. Mais cette dernière s’est progressivement fait happer par un marché de l’art en pleine expansion qui, en insufflant une dimension commerciale à l’art, a finalement mis à mal sa liberté.
La résistance ne faiblissant pas, menée par des « guides culturels » comme Pablo Picasso et les poètes tels que Federico García Lorca, le régime franquiste a progressivement perdu le contrôle sur cet activisme culturel qu’il s’efforçait de censurer. En 1975, à la mort de Franco, des réformes politiques ont mené l’Espagne vers un régime démocratique, marquant définitivement la fin de l’autarcie. La nouvelle génération d’artistes qui a émergé durant cette période de transition s’est désolidarisée de cet art militant, souhaitant représenter les idéaux de la démocratie et d’un art libre. Elle a ainsi refermé la parenthèse de ces intenses années de lutte, jusqu’à la publication de cet ouvrage inédit.
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Avant-garde et critique d’art sous le franquisme
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Abonnez-vous dès 1 €Compagnons de lutte. Avant-garde et critique d’art en Espagne pendant le franquisme, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2023, 421 pages, 30 euros.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°606 du 3 mars 2023, avec le titre suivant : Avant-garde et critique d’art sous le franquisme