Après « Galeristes » (2010) et « Collectionneurs » (2012), la sociologue Anne Martin-Fugier donne la parole aux artistes dans un livre d’entretiens qui confirment l’hégémonie du marché de l’art.
« Pour la première fois dans l’histoire du monde, l’argent est maître sans limitation ni mesure (…) De là est venue cette immense prostitution du monde moderne, » écrivait Charles Péguy un peu avant 1914. L’argent a poursuivi depuis son petit bonhomme de chemin pénétrant peu à peu tous les domaines de la vie sociale. Dans le monde de l’art, c’est au XIXe siècle que s’est amorcé le processus comme l’a montré Anne Martin-Fugier dans un précédent ouvrage « La vie d’artiste au XIXe siècle » (2007). Avec les premières ventes aux enchères et l’apparition d’un nouveau type d’entrepreneurs, les marchands, le marché de l’art – galeristes et foires en têtes – a remplacé peu à peu le dispositif traditionnel fondé sur le primat de l’École des beaux-arts, la compétition pour le Prix de Rome et la toute-puissance des salons.
Good business is the best art
La Maison des artistes recensait, fin 2012, plus de 52 000 artistes sur ses tablettes. Dans ce formidable vivier, Anne Martin-Fugier a choisi de puiser douze noms. Douze artistes qu’elle a sélectionnés d’abord, précise-t-elle, sur des critères « d’amitié parfois, de goût souvent ». Toutes les générations sont représentées de Fabien Mérelle (32 ans) à François Morellet (86 ans) mais aussi tous les supports : dessin, peinture, sculpture, vidéo, cinéma, installation. « Good business is the best art », se plaisait à répéter Andy Warhol. Il est beaucoup question en effet de business et d’argent dans ces entretiens captivants. Peu de création et de ce processus alchimique, « ce don merveilleux d’équilibrer des formes et des couleurs jusqu’à ce qu’elles sonnent juste, » évoqué par Ernest Gombrich dans son Histoire de l’art. C’est bien un panorama de l’état d’esprit des artistes français à l’ère de la mondialisation qui est ainsi présenté. « Un prix fort rassure les collectionneurs », assure d’emblée Philippe Mayaux avant de poursuivre. « Avec Hervé (Hervé Loevenbruck, son galeriste NDLR), nous avons essayé de pousser les prix pour voir jusqu’où nous pourrions aller. Eh bien, rien n’arrête les collectionneurs. » Certains artistes comme Clément Bagot évoquent, dans ces entretiens, le besoin pressant de trouver « de l’appui et de l’argent pour la production de leurs œuvres ». D’autres, comme Ange Leccia, la nécessité de trouver des sponsors pour exposer à Paris. « Si demain Chanel me proposait de mettre 400 000 euros sur la table, dans un mois j’aurais une exposition », souligne l’artiste qui travaille entre Corse et Paris.
Cependant, les artistes font preuve de plus de retenue sur le sujet que certains de leurs partenaires marchands d’art. Dans « Galeristes », Emmanuel Perrotin, poussant très loin le petit jeu des confidences, s’était retrouvé piégé dans les rais du projecteur-micro. Il ne parlait, dans ces pages, que de ses « artistes stars », des « champions de la galerie », de « frime », de « désir de jouer dans la cour des grands » (celle de Gagosian), de « machines à compter les visiteurs » et de la « mauvaise foi de ceux qui méprisent l’art commercial et l’art paillettes que je symbolise ». On y découvrait aussi les affres financières du galeriste – « trouver 300 000 euros par mois pour payer ses dix-huit salariés » et beaucoup plus pour satisfaire les caprices des vedettes de « son écurie » comme Murakami. « Takashi vient de passer quatre jours à Paris, cela nous a coûté 25 000 euros ! » Cet entretien avait peut-être rappelé à certains un documentaire « Un marchand, des artistes et des collectionneurs » diffusé en 1996 sur Arte. Cette fois, Marianne et Pierre Nahon s’étaient laissé prendre au jeu de la caméra vérité. « Artistes » évoque aussi l’importance croissante des récompenses (Prix Marcel Duchamp notamment), des structures de soutien à la jeune création comme Premier Regard et des résidences d’artistes, qui se multiplient, pour s’affirmer sur une scène internationale de plus en plus concurrentielle. Une scène sur laquelle, les institutions françaises, très critiquées par ces artistes, s’avèrent incapables de promouvoir nos talents nationaux. Le Centre Pompidou auquel ceux-ci reprochent de ne pas suffisamment défendre les créateurs français dans ses murs, et les Frac taxés de ne soutenir que l’art conceptuel et minimal et de mépriser la peinture, se trouvent dans l’œil du cyclone. Leur carence démontre à nouveau que ce ne sont plus, aujourd’hui, les musées et autres fonctionnaires de la culture qui mènent le bal, mais bien le marché de l’art et les grands collectionneurs – milliardaires ou non — qui le font vivre.
« Je suis riche de pauvreté, ils sont pauvres de richesse, » avait griffonné l’artiste Chomo sur une pancarte, à l’entrée de son village d’art perdu en Forêt de Fontainebleau.
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Artistes cherchent mécènes et collectionneurs
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°412 du 25 avril 2014, avec le titre suivant : Artistes cherchent mécènes et collectionneurs