Livre

Entre-nerfs

"Art et médecine", d’Alexis Drahos

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 27 septembre 2022 - 767 mots

Passionnante, cette somme parue chez Citadelles & Mazenod rappelle combien les artistes et les médecins nourrirent des desseins communs, fouillant ici l’opacité du visible, là les chairs meurtries, collaborant parfois pour donner à voir la mystérieuse physiologie du vivant.

Cette chronique ne le redira jamais assez : les livres qui échappent à l’actualité tyrannique sont souvent les meilleurs. S’y écrit régulièrement, loin des sentiers battus ou des sillons éprouvés, une histoire de l’art indépendante, gouvernée librement par le seul désir d’un auteur, insensible aux injonctions de circonstance. La recherche y prime l’événement ; la démonstration peut y être souveraine. Publié par les éditions Citadelles & Mazenod, le présent ouvrage est de ceux-là, tant il parvient à explorer un sujet dont la richesse le dispute à l’intérêt, sans que jamais ne soit sacrifiée sa complexité. Refermant cette somme de quelque 350 pages, le lecteur aura le sentiment – légitime – d’avoir approché au plus près les rapports entre l’art et la médecine, assuré que celle-ci releva souvent de celui-là, et inversement, de sorte que le titre, qui maintient comme un hiatus entre les deux domaines, échouerait presque à rendre justice à la porosité prévalant entre le pinceau et le scalpel.

Odyssée

L’objet, d’abord. De très grand format (25 x 33 cm), ce livre relié s’intègre dans un coffret illustré de deux œuvres inoubliables de la médecine, ou plus exactement de la pathologie (les deux étant parfois disjointes) : la crépusculaire Leçon d’anatomie du docteur Nicolaes Tulp (1632), par Rembrandt, et La Colonne brisée (1944), cet autoportrait bouleversant d’une Frida Kahlo littéralement ruinée par le mal. L’élégante couverture toilée de l’ouvrage reprend en vignette le premier tableau, dont l’auteur, l’historien de l’art Alexis Drahos, livre une analyse pénétrante, hissant ce chef-d’œuvre en emblème de l’âge d’or de l’anatomie qui, dans les Pays-Bas calvinistes, sacra la transmission universitaire, notamment par la dissection.

Conforme à la rigueur académique des éditions Citadelles & Mazenod, cette publication se déploie chronologiquement, manière d’attester l’ancienneté de la médecine – la poignante prothèse égyptienne retrouvée sur le pied droit d’une momie (IX-VIe siècle av. J.-C.) ou encore l’ex-voto de marbre en remerciement de la guérison d’une jambe (100-200) – et la ferveur des découvertes bientôt digérées par les peintres et les sculpteurs. Une odyssée historique, donc.

Mélanges

Papyrus d’Edwin Smith (dernier quart du XVIe siècle av. J.-C.) formulant des prescriptions ou observations médicales précises, indifférentes à la magie, stèle de l’oculiste (1er quart du IIe siècle) fixant dans le calcaire une scène d’abaissement de la cataracte, manuscrit arabe recensant des instruments pour la chirurgie de l’œil (1275), splendide morbidité du Christ mort au tombeau (1521-1522) d’Holbein le Jeune, Sept Vues de la valve pulmonaire et aortique (vers 1513-1514) par Léonard de Vinci, maladie de Horton frappant la tempe du chanoine Van der Paele (1436) chez Van Eyck, l’épileptique chez Raphaël, le nanisme chez Vélasquez, la folie chez Van Gogh ou la maladie d’Alzheimer chez Utermohlen : le feuilletage des pages tient du gigantesque cabinet de curiosités ou plus encore des mélanges pathologiques qui, s’ils n’avaient pas été doctement analysés et intégrés dans une histoire, n’eussent été qu’une monstration édifiante, et un peu vaine, de l’hubris anatomique.

Or, l’auteur parvient remarquablement à montrer combien, entre religion et superstition, humanisme et romantisme, la médecine se développa progressivement, revenant à la dissection nodale après qu’elle fut interdite, délaissa les amulettes et les croyances, progressa de manière fulgurante au XIXe siècle, grâce au stéthoscope de Laënnec ou à la vaccination de Pasteur, parvint à discriminer les maux, à les classifier, à élaborer des théories fondées sur l’observation.

Mosaïque

Car tout savoir procède du fait de voir. De constater. Il faut voir pour le croire. Et Nicolaes Tulp entouré par ses assistants semble pareil à Dieu flanqué de nombreux saint Thomas, désireux de comprendre par la pulsion scopique. Ce n’est pas un hasard si les artistes furent ainsi obsédés par la maladie et la médecine, usant tantôt d’hyperréalisme, témoins ces céroplasties italiennes, tantôt de conjurations métaphoriques, telles les carcasses de Soutine ou les images éminemment troubles de Currie (Trois Oncologues, 2002).

Décisive, et pour ainsi dire inégalable, l’exposition « L’Âme au corps » (1993), orchestrée par Jean Clair et pourvue d’un catalogue majuscule, avait ausculté magistralement un continent inconnu, que d’autres explorèrent à sa suite, notamment Philippe Comar avec ses « Figures du corps », présentées aux Beaux-Arts de Paris en 2008. La singularité de cet ouvrage tient à son ambition didactique et anthologique, jamais prise en défaut : qui tournera ces pages parviendra à faire récit d’une histoire sinon éclatée. Ici, les tesselles ont beau être nombreuses, la mosaïque est fine. Très fine.
 

Alexis Drahos, « Art et médecine, »
Citadelles & Mazenod, 352 p., 199 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°758 du 1 octobre 2022, avec le titre suivant : "Art et médecine", d’Alexis Drahos

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