Neutre, l’architecture des maisons closes des années 1930 est essentiellement tournée vers l’intérieur. Un jeune architecte l’a étudiée pour livrer un autre regard sur ces lieux de plaisir et de malheur.
L’œil : Pourquoi avez-vous choisi d’étudier les maisons closes parisiennes des années folles sous l’angle de l’architecture ?
Paul Teyssier : Je suis architecte et j’ai commencé ce travail il y a sept ans, dans le cadre de mon mémoire de fin d’études. Au départ, je voulais travailler sur l’architecture érotisée dans la littérature libertine du xviiie. J’ai été amené à consulter les archives de la préfecture de police, et c’est là que je suis tombé sur un ensemble très important de plans de maisons closes des années 1930.
Aussi, avec mon professeur Mark Deming, historien de l’architecture, nous avons décidé de réorienter mon travail. Je me suis rendu compte, en analysant ce corpus de plans jamais étudié, qu’il existait un programme architectural spécifique pour les maisons closes. Ce n’est que bien plus tard que j’ai eu envie de publier mon mémoire sous une forme plus grand public.
L’œil : Combien y avait-il de maisons closes en France ?
P. T. : En métropole plus de huit cents, et à Paris en 1934 environ deux cents, sans compter les maisons clandestines. La réglementation définissait deux types d’établissements. D’une part, les maisons de tolérance, instituées sous le Consulat, avec déjà une préoccupation sanitaire. C’était des lieux clos, étanches, surveillés, les filles étaient encartées. Tout l’immeuble devait être dévolu à la prostitution.
Puis, au XXe, la lourdeur de cette réglementation ainsi que l’évolution des mœurs vont faire apparaître les maisons de rendez-vous, soumises à de nouvelles règles et dont le nombre s’est accru : les filles ne sont plus pensionnaires, la prostitution peut n’occuper qu’une partie de l’immeuble et les horaires sont différents.
L’œil : Mais une classification d’usage se superpose au-dessus de cette classification administrative ?
P. T. : Oui, tout à fait, on peut distinguer les maisons de « premier ordre », comme les nomment les inspecteurs de la brigade mondaine. On en compte une vingtaine, Le Chabanais, Le Sphinx, le One-Two-Two. Puis les maisons traditionnelles, plus ou moins bourgeoises, les plus importantes en nombre, et enfin une vingtaine de maisons d’abattage, où les filles pratiquaient jusqu’à cinquante passes par jour. Ces dernières, comme Le Fourcy, étaient d’ailleurs plus rentables pour les propriétaires, qui appartenaient tous au milieu.
L’œil : Vous soulignez que ce qui caractérise d’abord l’architecture d’une maison close, c’est qu’elle est tournée vers l’intérieur ?
P. T. : C’est la thèse de mon livre. Alors que dans ces années-là les immeubles s’ouvrent vers l’extérieur, les maisons closes arborent une façade fermée, neutre, étanche avec des barreaux aux fenêtres, des verres dépolis. Elles forment une vraie coupure avec la ville alors qu’elles dépendent de la ville. Je parle, dans mon livre, d’architectures inversées.
La plupart des maisons prennent place dans d’anciens immeubles, parfois d’anciens hôtels particuliers. Ce sont des architectures hybrides, transformées petit à petit au fil des siècles. Il était difficile d’avoir l’autorisation d’ouvrir de nouvelles maisons de tolérance. Les architectes reconstruisent l’escalier, aménagent le système d’aération, insonorisent les lieux, pour se conformer à la réglementation plus exigeante sur le plan de l’hygiène. Au XIXe, les seuls signes distinctifs autorisés étaient la lanterne rouge et un « gros numéro ». Mais cela disparaît au XXe, ou alors les symboles changent. Au fond, le dépouillement même de la façade, par rapport aux bâtiments contigus, signale une maison de tolérance.
L’œil : Y a-t-il un plan type ?
P. T. : Les nombreux plans de réaménagement que j’ai pu consulter présentent de multiples similitudes. L’escalier, souvent travaillé avec une décoration particulière, constitue une sorte de colonne vertébrale de l’établissement. Au sous-sol, le « bahut », c’est-à-dire la salle de repos des prostituées, parfois des salles de « torture » ; au rez-de-chaussée, la salle de présentation, le bar américain ou l’estaminet, le dancing pour les établissements plus luxueux ; à l’étage, les chambres, parfois à thème, et la salle pour la visite médicale, et enfin, au dernier étage, les dortoirs et l’appartement des tenanciers.
Techniquement, ce sont souvent des bâtiments d’avant-garde. La réglementation imposait des systèmes d’aération, d’isolation, les chambres disposent toutes de l’eau courante, y compris dans les maisons d’abattage, contrairement à la situation qui prévalait majoritairement dans les immeubles résidentiels. Par exemple, Le Sphinx a été un des premiers immeubles à bénéficier de la climatisation.
L’œil : Cela ressemble à un hôtel…
P. T. : Oui, c’est très proche de l’hôtel, mais avec en plus une dimension théâtrale. Comme dans les cabarets ou les music-halls, la maison close avait deux circulations, l’une pour les clients, l’autre empruntée par les filles et destinée au fonctionnement de la « machine de plaisir ». Les filles venaient donc des coulisses et s’offraient au regard des clients dans la « salle de présentation » avec parfois des dispositifs théâtraux, sinon elles attendaient au bar que jouxtaient parfois des petites salles de projection de films pornographiques (pourtant interdits).
L’œil : C’est dans les chambres que se déployait donc un véritable foisonnement décoratif ?
P. T. : En partie, oui, car les salons et autres espaces de sociabilité possédaient aussi des décors travaillés, mais bien sûr on parle ici des maisons de premier ordre. Certaines offraient un décor très bourgeois, avec du mobilier XVIIIe ou d’inspiration coloniale. D’autres multipliaient de véritables chambres à thème, avec le désir de créer un sentiment d’évasion : reconstitution d’une chambre de paquebot transatlantique ou d’un wagon de train. C’étaient d’ailleurs des décorateurs de cinéma qui les réalisaient.
L’œil : Subsiste-t-il des vestiges ?
P. T. : Pas grand-chose, et cela tient à la nature même des lieux qui se sont transformés en immeubles d’habitation, parfois en hôtel de passe, mais les décors n’avaient plus lieu d’être. On peut citer le 36, rue Saint-Sulpice à Paris avec son « numéro » très travaillé, ou le 15, de la même rue, où la mosaïque qui recouvre le sol dans l’entrée fait apparaître le prénom de la tenancière, Alys. Il reste surtout un imaginaire fantasmé pour ces lieux que tant de peintres et écrivains ont décrits. Mais les plans d’architecture retrouvés livrent par ailleurs un témoignage objectif et parfois troublant sur une réalité plus sordide.
Paul Teyssier, Maisons closes parisiennes. Architectures immorales des années 1930, Parigramme, 300 p., 59 euros.
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Architecture et maisons closes à Paris
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Abonnez-vous dès 1 €Intérieur de maison close au 6 rue des Moulins, Paris 1er © Musée de l'Erotisme
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°630 du 1 décembre 2010, avec le titre suivant : Architecture et maisons closes à Paris