Livre

RÉTROVISION

1932 : L’incroyable périple des œuvres de la Cité interdite

Par Isabelle Manca-Kunert · Le Journal des Arts

Le 24 mai 2024 - 990 mots

Face aux tensions croissantes avec le Japon, Pékin fait évacuer un million d’objets de son palais impérial. Un livre raconte cette stupéfiante épopée.

Les caisses sont transportées sur le HMS Suffolk, un croiseur lourd de la Royal Navy. © DR
Les caisses de la cité interdite sont transportées sur le HMS Suffolk, un croiseur lourd de la Royal Navy.
© DR

Printemps 2022. Après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les musées mettent à l’abri le maximum d’œuvres pour les sauver des pillages et des destructions. Afin de sécuriser leurs trésors et sensibiliser l’opinion, ils mettent aussi sur pied l’exposition itinérante « In the Eye of the Storm », qui sillonne depuis les capitales européennes. Ces mesures de sauvegarde n’ont rien de nouveau, elles ont ponctué les conflits du XXe siècle, le cas le plus célèbre étant celui des musées français vidés, leurs collections réparties dans les châteaux de la zone libre durant la Seconde Guerre mondiale.

Mise en caisse des trésors de la Cité interdite. © DR
Mise en caisse des trésors de la Cité interdite.
© DR

Peu de gens le savent mais les collections chinoises ont, elles aussi, été exfiltrées. Un périple à peine croyable que retrace le journaliste Adam Brookes dans un livre qui vient de paraître intitulé Colis fragile (1). La méconnaissance de cette évacuation est d’autant plus étonnante que cette épopée a duré seize ans et concerné près de un million d’œuvres et objets issus des collections impériales.

En 1932, les tensions entre la Chine et son voisin japonais, qui ne cache plus ses volontés expansionnistes, atteignent un point de non-retour. L’idée de préparer l’évacuation des œuvres de la Cité interdite, symbole par excellence de la sinité, gagne alors les esprits. « La tâche était monumentale par son ampleur et d’une extraordinaire difficulté dans ses détails », rappelle l’auteur. « Le million d’objets du catalogue allait des trônes aux encyclopédies, des paniers de pique-nique en ivoire sculpté aux horloges, d’un rouleau de peinture vieux d’un millénaire […] à des montagnes de bols en porcelaine impériale. Quels objets fallait-il emporter ? Où les cacher ? Et comment diable les emballer et les transporter en toute sécurité ? »

Cette mission impossible est confiée à une task force réunissant conservateurs, universitaires, étudiants et fonctionnaires. Cette équipe comprend d’emblée que la clef du succès est l’anticipation. « S’il fallait évacuer les collections, leur emballage devait commencer dès à présent. Les conservateurs devaient se mettre tout de suite au travail de telle sorte que les objets puissent être déplacés dès la publication de l’ordre. » La priorité absolue est donc d’établir un protocole, de « réfléchir à la meilleure manière d’emballer des objets radicalement différents par la taille, la forme, le poids et la fragilité ». Les scientifiques sollicitent l’expertise des antiquaires et s’appuient aussi sur des méthodes ancestrales. En effet, dans les réserves subsistent intactes des caisses stockées depuis des lustres ayant transporté des porcelaines provenant des fours impériaux sis à 1 600 km de Pékin. Ils les ouvrent et s’inspirent de ces méthodes traditionnelles éprouvées mêlant paille, balle de riz et ouate. Cette découverte est une aubaine, et les anges gardiens des collections ne le savent pas, mais c’est bien la seule fois où ils auront de la chance. Des années durant leur mission sera en effet ralentie voire compromise par d’innombrables aléas, rebondissements et faux départs. La faute à une absence de stratégie de la part des autorités, mais aussi à une malchance qui confine presque à la malédiction. Ainsi qu’à d’horripilantes lenteurs administratives, un manque de coopération, une corruption endémique, des problèmes climatiques et même la résistance de moines bouddhistes refusant que l’on réquisitionne leur temple. C’est bien simple, le sauvetage des objets tient littéralement du miracle.

Inventaire des caisses contenant des objets d'art. © DR
Inventaire des caisses contenant des objets d'art de la cité interdite.
© DR
20 000 caisses sur les routes de Chine

Début 1933, l’emballage est achevé et 20 000 caisses sont chargées dans des wagons. Problème, les autorisations tardent à arriver. Pour protéger la cargaison des pluies diluviennes qui s’abattent sur le pays, on couvre les trains d’une dérisoire toile cirée. Arbitrairement les autorités changent ensuite la destination et le mode de transport : direction Shanghaï et en bateau ! Et comme si cela ne suffisait pas, le gouvernement décide d’envoyer les œuvres les plus précieuses à l’autre bout de la planète comme invitées d’honneur d’une exposition événement à Londres. Évidemment cette cargaison qui a la poisse manque de faire naufrage. Finalement, c’est retour à la case départ pour la totalité des caisses entreposées fin 1936 dans un nouveau lieu sécurisé et blindé à Nankin.

La guerre totale qui éclate l’année suivante bouscule leur destin : l’entrepôt étant trop proche du front, il faut éloigner les collections à l’ouest. L’attention se focalise sur les 80 caisses qui renferment les pièces les plus prestigieuses ; elles sont désignées comme l’objectif numéro un. Elles mettent le cap sur Guizhou, une province montagneuse et donc difficile d’accès. Ce qui les protège mais complique la tâche des transporteurs. Décision est prise de les cacher dans des grottes. Or les seules accessibles aux porteurs sont relativement humides. Qu’à cela ne tienne, on construit dans les cavités des cabanes pour les abriter de l’humidité. Avril 1938 : l’opération est achevée et c’est un succès. Mais le répit est de courte durée, car, rappelons-le, il reste près de 20 000 caisses à exfiltrer. Les opérations reprennent et, malgré des efforts surhumains, la totalité des objets ne peut hélas être évacuée. Près de 3 000 caisses sont abandonnées à leur sort. Un crève-cœur même si le sauvetage du plus grand nombre relève du prodige. Les caisses embarquent sur le fleuve Yangtsé pour une croisière de 800 km. Mais une fois sur les flots, on se rend compte que le transport fluvial est trop lent et exposé. Par crainte d’une attaque aérienne, décision est prise de mettre les caisses dans des trains et des camions. Au terme d’interminables turpitudes, atermoiements et changements de plans, elles atteignent l’ouest du pays, par différentes routes, où elles restent en sécurité jusqu’à la fin du conflit. En 1948, les œuvres regagnent leur bercail dans des conditions plus sereines. Enfin pas tout à fait car la violente prise de pouvoir par les communistes inquiète les républicains et les milieux culturels, qui, pour assurer leur sauvegarde, expédient les belles pièces à Taïwan où elles se trouvent toujours !

Adam Brookes, Colis fragile. © Editions Nevicata
Adam Brookes, les colis fragiles de la cité interdite.
© Editions Nevicata

(1) éd. Nevicata, 365 p, 23 €.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°633 du 10 mai 2024, avec le titre suivant : 1932 : L’incroyable périple des œuvres de la Cité interdite

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque