Saluée unanimement pour ses qualités de chef d’entreprise, la princesse de Beauvau Craon, présidente de Sotheby’s France, mène son affaire tambour battant et part seule au combat contre le conservatisme français. Avec succès. Fin juin, Sotheby’s a été la première à vendre à Paris.
PARIS - Dotée de l’éducation des gens bien nés, d’une élégance convenable qui sied à toutes les situations, la princesse Laure de Beauvau Craon, Madame la présidente de Sotheby’s France, sourit. Énigmatique. “Elle est bien élevée et même si elle est de mauvaise humeur, elle ne le montrera jamais”, admire son ami Olivier de Rohan, président de la Société des amis de Versailles. Courtoise, comme il se doit dans son milieu d’aristocrates, elle maintient avec tact son interlocuteur à distance. N’entre pas qui veut dans son monde. Pourtant, au détour d’une phrase, elle laisse échapper : “Je suis assez timide.” Impensable lorsque l’on considère son parcours de battante. On l’imagine linéaire, elle déroute. “Elle aime bien rire, elle est drôle, apprécie la bonne chair et l’excellent vin”, poursuit Olivier de Rohan. Quatrième d’une famille de cinq enfants, élevée en Angleterre et aux États-Unis. “Mon père est à moitié américain et ma grand-mère habitait New York.” Elle seule échappe à la pension. “Je ne voulais pas y aller et je travaillais très bien.” Déjà, Mlle Laure du Temple de Rougemont ne s’en laissait pas conter. Âgée de dix ans, elle rentre à Paris où elle intègre Sainte-Marie des Invalides. Parcours logique pour cette descendante de Caroline Murat – la sœur de Napoléon – du côté maternel, et des Rougemont, vieille noblesse de l’Ancien Régime du côté paternel. Le comte de Rougemont, son père, général cinq étoiles, fut pendant dix ans à la tête des Forces françaises en Allemagne. De lui, elle a sans doute hérité ses qualités de combattante et de chef d’entreprise, constate l’expert Alexandre Pradère qui a œuvré à ses côtés chez Sotheby’s. La vie, avant de la mener vers la maison de vente anglo-saxonne, l’a guidée sur des chemins de traverse parfois pénibles dont elle s’est toujours échappée la tête haute.
Après un passage à Langues O où elle apprend le russe, elle intègre la banque de l’Union Parisienne, engagée par M. Rist, petit-fils de l’écrivain anarchiste russe Alexandre Herzen, séduit par sa connaissance de la langue slave ! Le temps de perdre et de regagner un petit pécule à la Bourse, elle quitte le monde des affaires et se marie en 1971. Elle a vingt-neuf ans, le prince de Beauvau Craon vingt de plus. Ils s’installent en Lorraine dans son château de Haroué. Onze ans plus tard, elle est veuve.
Présidente du Comité international de la demeure historique, de 1983 à 1991, elle traque les mécènes. Le destin de Laure de Beauvau va basculer. Aidée encore par sa culture américaine et sa parfaite connaissance de la langue, se servant de son prestigieux carnet d’adresses, elle part en voyage en quête de subsides. “J’allais aux USA, je cherchais des mécènes au Texas ; les Texans adorent les Français ; ils possèdent encore le côté Wild West, brut de décoffrage, une grandeur et une force extraordinaire”, s’anime-t-elle, s’étant soudain départie de sa réserve.
C’est dans un avion entre New York et Washington qu’elle rencontre Michael Ainslie, président de Sotheby’s. Le lendemain, il lui propose le poste d’“associate”, sorte de responsable des relations publiques, chargée d’apporter des affaires. Le salaire n’a rien de séduisant, mais elle accepte à la condition “d’être intégrée dans les bureaux de Sotheby’s”. Très vite, elle connaît tous les membres de la société et met la main à la pâte. “Huit mois plus tard, en me rendant à une chasse chez les Thurn und Taxis, je me suis retrouvée avec la marquise de Gamay. Lors du changement d’avion à Zurich, nous disposions de beaucoup de temps, elle m’a parlé de l’héritage Béhague.” Laure de Beauvau apporte sa première grande vente – celle de la collection Béhague, qui, dispersée en 1987 à Monaco, a triplé son estimation à 60 millions. Trois ans plus tard, la deuxième vente Béhague apporte deux dessins de Léonard de Vinci et une toile de Francesco Guardi vendue 95 millions de francs, record du monde pour un tableau ancien.
Depuis, sa réputation de bourreau de travail l’accompagne, elle qui n’hésite pas s’il le faut à retrousser les manches de ses tailleurs couture pour venir à la rescousse.
En 1991, Lord Gowrie, président de Sotheby’s Europe, lui propose la présidence de la maison française. “J’ai commencé par considérer tous les problèmes de l’administration, mais une occasion semblable ne se reproduit pas deux fois dans une vie.” Le 4 juillet 1991, le jour de l’Indépendance Day, elle prend ses fonctions à la tête de Sotheby’s France. Juste après la guerre du Golfe, alors que le marché de l’art était en chute libre. “Tout de suite, on m’a mis une pression énorme.” Il lui faut faire tomber des têtes. En vingt-quatre heures, elle réduit le bureau de Monaco de vingt à sept personnes.
Un bon soldat
Très vite, son action au sein du groupe a su faire taire les mauvais esprits qui ne voyaient en elle qu’une “apporteuse” d’affaires. Le soir, elle échange sa tenue de femme d’affaires pour endosser la robe des dîners mondains ; une deuxième journée commence. “Laure a une clientèle à son image, témoigne Maurice Ségoura. Si elle décroche son téléphone pour inviter quelqu’un, il vient. C’est un pouvoir.” Ce “bon soldat”, comme la nomme Alexandre Pradère, ne pouvait se contenter de jouer un rôle passif. “Avec ses qualités de chef d’entreprise, elle sait prendre des décisions et n’agit jamais sans avoir mesuré les conséquences de ses actes”, souligne Olivier de Rohan. Dès 1992, elle se lance dans une campagne pour l’ouverture du marché de l’art dans l’Hexagone en portant plainte auprès de la Commission européenne contre le monopole des commissaires-priseurs. “Nous interdire de nous installer en France encourage l’exportation des œuvres d’art. Nous avons perdu la collection de photographies des Français Marie-Thérèse et André Jammes qui s’est vendue à Londres en octobre 1999”, tonne-t-elle, s’insurgeant au passage contre le conservatisme français. En 1999, elle organise avec les commissaires-priseurs Hervé Poulain et Rémy Le Fur, la première vente de Sotheby’s en France, au château de Groussay. Un instant soucieuse, elle s’avoue “angoissée”.
Me Jacques Tajan, qui s’est lui aussi battu pour une évolution de sa profession de commissaire-priseur, l’estime. “Elle a pris le relais, a eu le courage de se lancer, et joue un rôle important.” Pourtant, sa maison mère ne réagit pas toujours de façon aussi positive. À New York, les atermoiements de la France surprennent, et elle est prise entre deux feux. Peu importe. Elle trace sa route, fidèle à sa ligne de vie. “Enfant, on disait que j’avais un fil conducteur. Je ne vois pas les obstacles, il faut avancer.” Et le repos ? “Ce qui me requinque ? Les moments de solitude, je lis et pratique la marche.” Ses goûts la portent vers la littérature française du XIXe siècle, les romans russes. L’art l’accompagne depuis son enfance. “Je collectionne les estampes depuis l’age de dix ans”, poursuit cette femme éclectique qui s’émerveille autant devant Les Meules de Monet que face à une Marilyn orange de Warhol. Laure de Beauvau n’est sans doute pas aussi sage que son sourire et son calme le laissent accroire.
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Une princesse sur le front
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°130 du 29 juin 2001, avec le titre suivant : Une princesse sur le front