Quand l’art redevient décoratif

Un lustre vu par en dessous sert de motif au tapis Soleil noir, renversant, de Claude Lévêque. Un ensemble de néons a inspiré la tapisserie de Bertrand Lavier Parzeczew III, rectangle en laine et soie de plus de trois mètres sur deux. Ces deux pièces étonnantes ne sont pas à vendre. Présentées en ce moment dans la Galerie des Gobelins ainsi qu’à Beauvais dans le cadre de « Décor & Installations », elles sont le fruit d’une commande passée aux artistes par le Mobilier national [lire aussi p. 54]. Comme les créations signées Louise Bourgeois, Monique Frydman, François Morellet, etc., elles illustrent le propos de l’exposition : explorer la notion de décoratif dans l’art contemporain.
 
L’appartement privé, vitrine de la réussite sociale
Dans l’espace qu’elle a récemment ouvert à Bruxelles, la galeriste Flore de Brantes ne fait pas autre chose lorsqu’elle réunit une toile abstraite du Britannique Ian Davenport avec une console en argent massif du designer Hervé Van der Straeten et un écran de cheminée du XVIIIe siècle. « Je considère ma galerie comme le prolongement de mon domicile, je mélange naturellement l’art et la création d’objets. Et j’ai tendance à aller vers des choses avec lesquelles j’aurais envie de vivre ; cela exclut a priori les œuvres élaborées à partir d’excréments ou de poils. »

Cet « art de vivre avec l’art », la maison de ventes Artcurial l’envisage également lorsqu’elle présente, en partenariat avec le magazine de décoration AD, la manifestation « Intérieurs » : des « décors haute culture » conjuguant art contemporain et mobilier estampillé. Dans son supplément présentant les auteurs des douze projets de cette nouvelle édition, AD joint un carnet d’adresses d’artisans remarquables, ferronniers, drapiers et autres stucateurs.

Assiste-t-on au retour de l’art décoratif ? « Les appartements ont de plus en plus vocation à être des vitrines sociales et professionnelles, observe pour sa part Patricia Racine, ex-directrice artistique de Tai Ping et cofondatrice de la toute nouvelle société Les Manufactures. Cette dernière présentait pendant la Fiac sa première « collection capsule » de porcelaines et de tapis contemporains réalisés en collaboration avec des créateurs et des artistes tels qu’Aurélie Mathigot ou Miguel Chevalier. « Aujourd’hui, beaucoup d’artistes ont envie de s’associer à des artisans français, analyse Patricia Racine. Or, qu’ils soient des collectionneurs d’art avertis ou des amateurs soucieux de ne pas commettre de faute de goût, les gens sont à la recherche d’exclusivité, de créations qui racontent une histoire, y compris pour un usage quotidien. »

Le retour des artisans et du savoir-faire français
Cette réaction à l’uniformisation de l’environnement se traduit par un regain d’intérêt pour l’artisanat de haut vol, en France et à l’étranger. « Le savoir-faire français a acquis une réputation internationale, car il véhicule le savoir-vivre, l’art de recevoir à la française », résume Patricia Racine. Tandis que Les Manufactures entendent faire renaître grâce à des commandes spéciales les ateliers de la manufacture de Moroges et ceux de Royal Limoges, l’un des plus anciens et derniers porcelainiers, Maison Parisienne, créée en 2006, consacre le talent de près de cent cinquante artisans français dont elle présente le travail lors d’expositions-ventes thématiques. « Fêtes Galantes », la dernière en date, installée dans une suite du Plaza Athénée, rassemblait ainsi quelque deux cents objets rares, boîtes, vases, coupelles, paravents, luminaires… Porcelaine émaillée, bois laqué, galuchat, fibre de carbone, bronze doré, papier japon, mousseline de soie : un merveilleux caravansérail de matières brutes et précieuses, d’objets de curiosité et de meubles d’apparat, dédiés à l’art de recevoir.

En s’aventurant dans le champ de l’artisanat, on ne quitte pas forcément celui de l’art. On trouve les sculptures textiles de Simone Pheulpin, exposée en ce moment au Musée Jean Lurçat d’Angers, au catalogue de Maison Parisienne comme au générique de l’exposition « Un rêve d’éternité » programmée par la fondation Boghossian. Et que penser de ce chemin de table tissé de fibres optiques lumineuses du duo Alice Heit et Maurin Donneaud, ou des étranges compositions de fourrures, de feutres, de perles de verre et de paillettes de Lorenzo Nanni ? Une chose est sûre : « Le marché de l’art contemporain est très bien structuré, avec de nombreuses foires et salons, alors que tout reste à entreprendre pour le marché de l’artisanat », estime Florence Guillier Bernard, directrice générale de Maison Parisienne. Et la cote du « fait main » est à la hausse : Hermès se revendique en « artisan contemporain », et la griffe italienne Fendi commissionne deux jeunes artistes berlinois, Elisa Strozyk et Sebastien Neeb, pour une exposition baptisée « Craft Alchemy ».

Sur son stand de Design Miami, leurs huit créations hybrides revisitaient ainsi les meubles de cour du XVIIIe siècle. Un hommage à l’âge d’or classique, où le travail de la main signait la valeur d’une œuvre. À mi-chemin entre les codes du luxe et ceux de la création contemporaine, l’artisanat d’art se pose en sérieux concurrent du design. Et de l’art ?