Pourquoi les galeries françaises vont à Bruxelles

Bruxelles. En septembre, lors du Brussels Gallery Weekend, Christophe Gaillard inaugurera un espace dans la cité belge. Ce sera le premier qu’il ouvrira à l’étranger, quinze ans après la création de sa galerie à Paris. Le bel hôtel particulier où il s’installera sera réaménagé par l’architecte et designer Bina Baitel [voir ill.]. À cette dernière, il a confié le soin de faire oublier le style grande maison bourgeoise de la bâtisse pour une esthétique épurée plus proche des codes de la galerie. Le bâtiment en briques est situé près de la Fondation Cloud Seven ouverte par Frédéric de Goldschmidt, et fait face à Kanal-Centre Pompidou (pôle culturel pluridisciplinaire en partenariat avec le musée français, dont les travaux devraient se terminer courant 2024). « Ce local, je tournais autour depuis deux ans. Je suis très content du voisinage de Kanal, dont l’activité drainera à terme des centaines de milliers de visiteurs », se félicite Christophe Gaillard. Quai du commerce, l’adresse est à l’écart du circuit des galeries, et notamment des enseignes françaises.

Le galeriste parisien n’est pas le premier à jeter son dévolu sur Bruxelles, où Almine Rech s’est implantée dès 2008, bientôt suivie par une petite cohorte : Nathalie Obadia, Michel Rein, Daniel Templon, la Forest Divonne, Éric Mouchet… La Belgique a été la deuxième étape de leur développement, faute de pouvoir s’agrandir à Paris, où l’immobilier est très cher. Ou avant de pousser plus loin, comme Daniel Templon, qui a ouvert en 2013 près de l’avenue Louise, neuf ans avant de s’aventurer jusqu’à New York. « Lorsque nous sommes arrivés à Bruxelles, en 2016, nous cherchions un deuxième lieu pour présenter davantage d’expositions. Cette nouvelle vitrine nous a offert d’aller au-devant des collectionneurs belges, dont la passion et l’indépendance d’esprit nous frappaient », relate Marie-Hélène de La Forest Divonne, fondatrice de la galerie homonyme, dont la succursale belge se situe sous les verrières Art déco d’un bâtiment Saint-Gillois [voir ill.]. Quant à Nathalie Obadia, elle fête ce mois-ci, avec une exposition collective, les quinze ans de son emménagement dans le centre-ville.

« En 2008, il y avait de nombreux Français installés à Bruxelles pour des raisons fiscales, rappelle Nathalie Obadia, et les Belges ne venaient pas à Paris. Leur tropisme était plus anglo-saxon. Les collectionneurs et les “curateurs” belges, et particulièrement les Flamands, se rendaient à Berlin, à Londres et à New York, mais évitaient la France. Ils entretenaient une sorte de complexe par rapport à Paris, qu’ils jugeaient arrogante sans être incontournable. » Il aurait été dommage de se passer de ce vivier de collectionneurs, constitué pour l’essentiel d’entrepreneurs issus de l’ensemble du territoire. Sans compter que sa présence à Bruxelles assure à la galerie Obadia « un rayonnement bien plus large, qui permet aux artistes d’avoir des projets dans d’autres pays ».

« Bruxelles reste une ville très internationale », considère pour sa part Sophie Roose, qui va diriger la nouvelle galerie de Christophe Gaillard. D’origine flamande, l’ancienne directrice de la Galerie de la Béraudière rappelle la spécificité de ce petit pays tourné vers l’extérieur où l’on parle trois langues. « C’est un marché différent du marché français : les collectionneurs belges ont un goût très affirmé, volontiers avant-gardiste. »

La complexité culturelle et politique de la Belgique, avec deux communautés, flamande et wallonne, séparées par la langue, en renforce le particularisme. « La galerie de Bruxelles est dirigée par Patrick Vanbellinghen, qui parle flamand : c’est tout à fait déterminant », assure ainsi Michel Rein, qui estime autour de 30 % la part que représente son antenne belge dans son chiffre d’affaires, notamment grâce à de « très belles collaborations avec les musées ». Nathalie Obadia confirme également le bon accueil qu’ont fait les institutions belges aux artistes qu’elle représente. « J’ai fait un travail de VRP en arrivant ici. Je suis allée voir tous les directeurs d’institution avec mes dossiers d’artistes sous le bras. Nous avons mené à bien plusieurs projets, comme Andres Serrano aux Musées royaux des beaux-arts de Bruxelles, Agnès Varda au Musée d’Ixelles, Sarkis à la Villa Empain… » La galerie a également intégré des artistes issus de la scène locale, tel Joris Van de Moortel, qui exposera au SMAK de Gand et au Cultuurhuis de Warande à Turnhout en 2024, ou Sophie Kuijken, qui inaugurera la réouverture du Musée d’Ixelles.

Quant aux artistes, notamment Laure Prouvost, qui a eu les honneurs du Musée d’art contemporain d’Anvers juste avant de représenter la France à Venise en 2019, elle vit désormais à Bruxelles, où elle a réalisé une œuvre monumentale, placée depuis fin mars au fronton du show-room de Kanal-Centre Pompidou. En signe de sa bonne intégration à la scène locale, l’artiste a imaginé, pour le dévoilement de cette bâche géante, un défilé allant de la place Sainte-Catherine au quartier de Sainctelette, rythmée par une fanfare accompagnée des choristes de Singing Molenbeek et des Majoretteketet.

Bruxelles continue donc par son dynamisme de séduire les galeries françaises, telle gb agency, qui a accepté ce mois-ci l’invitation de la Galeria Jaqueline Martins d’exposer des œuvres du projet Shanzhài Screens de Paul Heintz dans son espace « Boiler Room ». Mais au moment où nombre de collectionneurs belges, sensibles au label Art Basel, reviennent à Paris pour Paris+, s’installer à Bruxelles présente-t-il encore de l’intérêt ? La capitale française s’affirme en effet comme une place stratégique en Europe, celle où les galeries internationales comme David Zwirner ou Hauser & Wirth choisissent d’ouvrir une succursale. Emmanuel Perrotin, qui a étudié un moment la possibilité d’ouvrir dans un ancien théâtre bruxellois, explique avoir « préféré installer des galeries dans des endroits plus complémentaires de Paris, c’est-à-dire très éloignés géographiquement et culturellement ». Mais il n’exclut pas un jour de « franchir le pas, au hasard d’une rencontre qui rendrait ce projet indispensable ».