PARIS
La judiciarisation croissante de la société en général, et de l’art et de son marché en particulier, place les avocats en position d’observateurs privilégiés.
Les avocats du monde de l’art ne sont pas nombreux, mais ils sont un précieux baromètre d’un monde qui change. Olivier de Baecque, évoque ainsi « un tout petit univers économique, [qui compte] une dizaine [d’avocats] tout au plus. Ce n’est rien sur un barreau de 18 000 personnes ». Certains sont spécialisés dans la défense des artistes, des maisons de ventes ou des experts, quand d’autres se consacrent davantage aux contentieux liés aux successions, au droit de la famille en général, à la défense des comités ou des fondations, ou des questions de spoliation. Tous sont des experts du droit intellectuel, littéraire et artistique. Certains sont plus à leur aise en droit commercial, alors que d’autres font des étincelles au pénal ou excellent dans le droit de suite. Pour les matières fiscales, à quelques exceptions près, ils font appel à des collaborateurs ou à des correspondants extérieurs. Quelques-uns, une poignée, proposent un « service complet », ils assurent une maîtrise de l’ensemble des pratiques juridiques liées au milieu de l’art. Ce marché (et donc le droit) évolue rapidement depuis quelques années. « Autrefois, il y avait les Beaux-Arts, c’était très simple, la sculpture, la peinture… Maintenant, il y a des œuvres qui avaient autrefois un caractère utilitaire et qui sont devenues des œuvres d’art », relève Anne Lakits qui défend souvent des commissaires-priseurs. Elle s’interroge aussi sur le droit de suite pour des pièces qui parfois étaient éditées à 150 exemplaires, voire plus. Elle voudrait qu’à l’instar des tapisseries, on s’en tienne à un petit nombre d’éditions et attend que le tribunal, qui pour l’instant n’a pas établi de limites, tranche. Les multiples font aussi partie des préoccupations d’Agnès Tricoire. Corinne Hershkovith pointe l’importance que prend désormais l’expertise et s’interroge : « Galeries et marchands voient leurs correspondants extérieurs diminuer au profit des art advisers, intermédiaires de toutes sortes qui ne possèdent pas l’expertise, le réseau ni l’expérience de marchands ou galeristes qui nouaient des relations durables avec leurs clients. Il me paraît donc important que les acheteurs puissent se reposer sur des experts fiables, ce qui suppose une connaissance et une indépendance qui ne sont actuellement pas garanties. »À cet égard, Philippe Bocquillon souligne une évolution favorable des décisions de justice. « Hier le seul fait d’être expert engageait à une obligation de résultat. C’était disproportionné, un expert se fait payer de 300 à 500 euros, désormais le tribunal peut prendre en compte une obligation de moyens notamment au regard des connaissances de l’époque. » Il pose également la question de la qualité des experts judiciaires et de leur compétence. Philippe Gaultier s’en prend vivement à une réglementation qu’il juge « excessivement sévère à l’égard des professionnels. Si on veut que les acteurs puissent vivre, il ne faut pas les tétaniser. Il y a trop de contraintes et les sanctions sont trop lourdes. On tombe dans le moralisme, qui ne tient pas compte de la réalité du marché tant au niveau de l’édition que de la sanction de la règle… Le risque pris de bonne foi peut avoir de graves conséquences, pénales, disciplinaires, voire des suspensions d’activité », explique-t-il faisant ainsi écho à certaines des préoccupations de Gérard Sousi (lire encadré).
La multiplication des faux
Tous les avocats évoquent l’augmentation des contentieux liés à l’authenticité, en clair l’augmentation des faux. « Il y a plus d’actions judiciaires, de litiges qu’autrefois. Les gens sont plus méfiants. Avant on achetait un tableau réputé vrai, personne ne venait le remettre en cause et surtout pas l’acquéreur. Maintenant, ils vont vérifier si c’est bien un vrai et tenter d’obtenir un certificat ce qui peut créer un conflit avec l’expert et le comité d’authentification. » explique Philippe Bocquillon. « Les faux et les contrefaçons se multiplient avec l’augmentation du marché de l’art. C’est de plus en plus complexe, les faux sont de bien meilleure qualité, c’est plus trompeur, les techniques progressent. C’est de grande ampleur, avec des réseaux dangereux, mafieux », ajoute Hélène Dupin. Jean Aittouares, lui, identifie « une zone grise sans contentieux pour les œuvres en dessous de 50 000 euros. Entre le coût d’intervention d’un avocat, d’un expert, d’un juge, la durée du procès et ses aléas font qu’en dessous de 50 000 euros, les gens n’ont pas envie de se lancer dans un conflit ». Ce qui explique l’arrivée de fausses lithographies, comme le confirmait au Journal des Arts Ludovic Erhard, l’ancien directeur de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels. Par ailleurs, ce qui hier était un marché oral est devenu de plus en plus écrit et contractualisé du fait de l’importance des enjeux financiers, de la globalisation du marché, à l’instar du modèle anglo-saxon. « Aujourd’hui, il faut tout contractualiser, avant, la plupart des négociations se faisaient sur la parole : la reddition des comptes par les galeries, la mise à jour des dépôts », explique Hélène Dupin. « Les clients cherchent une sécurité juridique, ils veulent verrouiller le contrat. C’est une tendance sur les gros achats. On n’est pas encore au niveau où ce serait nécessaire, mais cela avance doucement sous l’impulsion des maisons anglo-saxonnes », ajoute Jean-François Canat. Une tendance que confirme Olivier de Baecque de plus en plus sollicité lors de grosses opérations d’achat ou de vente.
L’Institut Art & Droit, précurseur du droit de l’art
Voilà un peu plus de vingt ans que Gérard Sousi a posé les fondations de l’Institut Art & Droit. Docteur en droit, diplômé de l’Institut d’études politiques et de l’Institut d’administration des entreprises de Lyon, il est parvenu en deux décennies à en faire un carrefour essentiel où les acteurs du monde de l’art, les juristes spécialisés et les étudiants convergent et à faire émerger un nouveau domaine juridique : le droit de l’art. Entre séminaires, colloques et déjeuners-conférences, qui se tiennent tant à Paris qu’à Lyon, ce lieu d’échange propose désormais des activités de formation et des groupes de travail. Observateur privilégié de l’évolution du droit au regard du milieu et du marché de l’art, il note comme nombre d’avocats rencontrés pour ce dossier « une prolifération de textes juridiques », auxquels viennent s’ajouter des directives et des règlements provenant de textes européens. Le tout aboutissant à une telle complexité, explique-t-il en substance, que les professionnels de l’art ont besoin de juristes et d’avocats. Il remarque aussi que le besoin des avocats se fait d’autant plus sentir que le marché de l’art se judiciarise de plus en plus, l’appel au juge n’est plus l’exception, les motifs de litiges se multiplient : revendications de droits, actions contre l’exposition au public… Sans parler des infractions sur Internet et notamment celles liées au droit d’auteur.
Philippe Sprang
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Les témoins d’un secteur en mutation
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°514 du 4 janvier 2019, avec le titre suivant : Les témoins d’un secteur en mutation