À la Biennale de Venise, la France a confié son pavillon national à Xavier Veilhan qui y a installé un véritable studio d’enregistrement en état de fonctionnement qui peut laisser perplexe les visiteurs. Alors, art ou musique ? Enquête à Venise et ailleurs…
Le 13 mai ouvrait la Biennale d’art de Venise et ses pavillons nationaux confiés à des artistes : le pavillon suisse à Teresa Hubbard et Alexander Birchler, le pavillon américain à Mark Bradford, le pavillon britannique à Phyllida Barlow, le pavillon égyptien à Moataz Nasr, le pavillon allemand à Anne Imhof, etc. Dans les Giardini, le pavillon français a quant à lui été confié à Xavier Veilhan (né en 1963), qui avait séjourné à Versailles en 2009. L’artiste y a déployé un nouveau projet : Studio Venezia, soit un pavillon « musical » dont l’architecture intérieure, réalisée avec le concours d’un acousticien, est inspirée du Merzbau de Kurt Schwitters et qui doit accueillir tous les jours, jusqu’au 26 novembre, des musiciens, des compositeurs et des producteurs, venus de la musique classique, contemporaine ou de film, du jazz comme des scènes actuelles, africaines ou électroniques, pour répéter et, qui sait, enregistrer de la… musique. « Le deal est simple, expliquait l’artiste la veille de l’ouverture du pavillon : nous mettons à la disposition des musiciens invités un studio d’enregistrement équipé d’instruments et d’un ingénieur du son. En échange, ils acceptent de venir travailler à la vue des visiteurs qui ne sont pas forcément venus les voir. Le projet contient une part de risque pour eux aussi… » Et peu importe si les maquettes enregistrées (ou non) à Venise finissent par composer les titres d’un album, elles poursuivront leur vie après la Biennale, indépendamment de Veilhan, les musiciens repartant de Venise avec la version numérique de leur labeur.
Mais par quelle aiguille de phonographe l’Institut français a-t-il donc été piqué ? L’opérateur chargé d’organiser le pavillon français se serait-il mélangé les archers entre la biennale d’art et celle de musique qui se tiendra en septembre prochain à Venise ? En 2013, déjà, la France avait confié sa représentation nationale à Anri Sala, lequel avait présenté une installation autour du compositeur Maurice Ravel (Ravel Ravel Unravel). De la musique déjà, mais au moins s’agissait-il d’une installation vidéo et sonore. Cette fois, le pavillon français de la biennale d’art n’est autre « qu’un » studio d’enregistrement… Trahison ?
À défaut d’être visuelle, la musique serait donc devenue un art « plastique ». En réalité, l’intérêt des artistes pour la musique remonte à loin. À la Renaissance et au baroque, déjà, peintres et musiciens partagent les mêmes églises et les mêmes missions ambassadrices de rayonnement d’un mécène, d’une ville ou d’une région. Mais c’est au XIXe siècle que le rapprochement des deux arts – et davantage avec le chant et la danse – devient le plus manifeste, à travers l’opéra que Claudio Monteverdi a contribué à créer au XVIIe siècle. Cette forme d’expression débouchera d’ailleurs sur le concept d’« œuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) cher à Richard Wagner en musique et à Charles Fourier en philosophie.
À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, avec l’avènement de l’art moderne et de l’art abstrait, les relations entre peinture (art de l’espace) et musique (art du temps) deviennent toutefois plus intimes, plus fécondes. C’est à cette époque, en effet, que certains esprits synesthètes tentent de conjuguer les sons et les couleurs. Le compositeur Alexandre Scriabine écrit un Prométhée ou le Poème du feu (1908-1910) pour orchestre et clavier à luce (aussi appelé « clavier à lumières »), et développe une théorie sur la correspondance entre les sons et les couleurs. Chez lui, le sol devient un orange et le fa un rouge profond. « Dans le domaine des couleurs, on pourrait dire qu’il existe un contrepoint, des clés de sol et de fa, des modes majeur ou mineur, comme en musique », écrit dans une lettre le peintre August Macke. L’idée d’un son-couleur, que reprendra plus tard Olivier Messiaen, est à la mode chez les musiciens comme chez les peintres. Klee – qui aura les faveurs de Boulez –, Kupka et Feininger peignent au même moment des « compositions » et des « fugues pour couleurs » inspirées de l’art du contrepoint de Bach.
Car c’est étonnamment du côté de Jean-Sébastien Bach, dont le nom apparaît en 1912 dans un tableau cubiste de Braque (Violon Bach), que les peintres se tournent d’abord – Bach, que Paul Klee et Lyonel Feininger, excellents violonistes, jouent le soir au Bauhaus… Il y a un décalage entre les recherches avant-gardistes des peintres et leurs goûts musicaux plus classiques. À propos de Klee, Jean-Yves Bosseur, commissaire de l’exposition « Musique à voir » au Laac de Dunkerque, rappelle d’ailleurs que « la première fois que le peintre entend le Pierrot lunaire de Schönberg, il note dans son journal : “Crève, petit-bourgeois, ton heure a sonné” ! » « La musique est un art abstrait par excellence, poursuit le musicologue et compositeur. Il y a donc une fascination de la part des peintres du début du XXe siècle pour cet art qui s’est doté de moyens structurels très forts », et que Bach a porté à son apogée.
Monsieur Bosseur remarque ainsi que l’une des seules musiques « modernes » à trouver grâce à l’oreille des peintres n’est pas la musique savante, mais le jazz naissant : « Pour Mondrian, Delaunay, Kupka…, le jazz c’est l’énergie, le dynamisme ! » Et seul Kandinsky semble, en la matière, plus à l’avant-garde que ses confrères. Le père de l’abstraction se tourne, en effet, vers le compositeur (et peintre) Arnold Schönberg, père du fameux dodécaphonisme inventé pour libérer la musique tonale… de Bach. Les deux hommes entretiennent une correspondance dans laquelle le musicien semble plus intéressé par les recherches picturales du peintre – dans son traité Du spirituel dans l’art, Kandinsky associe les couleurs à des instruments : le jaune à une trompette, le rouge à un tuba, etc. –, tandis que le peintre se passionne pour les recherches du musicien entendues pour la première fois lors d’un concert à Munich en 1911.
En vérité, ce chassé-croisé est révélateur du lien qui unit peintres et musiciens : du respect teinté d’envie, comme si les uns désiraient les possibilités des autres, et inversement. Kandinsky n’écrit-il pas le 9 avril 1911 au compositeur autrichien : « Je vous envie beaucoup […]. Les musiciens ont vraiment de la chance […] de pratiquer un art qui est parvenu si loin. Un art vraiment, qui peut déjà renoncer complètement à toute fonction purement pratique. Combien de temps la peinture devra-t-elle encore attendre ce moment ? »
Ce moment est-il, un jour, advenu ? Des concerts bruitistes donnés par les futuristes et les dadaïstes au tintinnabulement des bols en céramique dérivant dans une piscine de Céleste Boursier-Mougenot (Clinamen, 2013) – l’artiste représentait la France à Venise en 2015 ! –, en passant par Fluxus, les liens entre art et musique ont été, au XXe siècle, extrêmement fertiles. « Musique à voir », l’exposition au Laac, donne un aperçu de cette porosité qu’elle range par thèmes : les « Correspondances structurelles », le « Rythme entre temps et espace », les « Signes et notations », etc. Car, « il n’y a pratiquement pas de peintres qui ne se soient pas intéressés à la musique », observe son commissaire Jean-Yves Bosseur, qui a réuni à Dunkerque des œuvres de Valensi (inventeur du musicalisme), Charchoune, Herbin, Jacques Hue, Daniel Humair, Judit Reigl et du confidentiel, mais génial, August von Briesen, qui traduisait comme un sismographe l’écoute d’œuvres musicales en dessins.
La sculpture, l’installation et la performance se sont, comme la peinture, intéressées à la musique. Jean-Yves Bosseur convoque ainsi judicieusement des sculptures sonores de Jean Tinguely (précurseur, avec Moholy-Nagy, du genre), des téléviseurs de Nam June Paik (Sound Wave input on Two TV Sets [vertical, horizontal]) et le clin d’œil de John Cage à Duchamp : Not Wanting to Say Anything about Marcel.
Dans son exposition au Laac, Bosseur n’oublie pas non plus la phrase de Stravinsky selon lequel : « La musique, c’est d’abord de la calligraphie. » Il dédie ainsi une section aux partitions graphiques ou, pour citer Adorno, à « la musique informelle ». La musique s’étant depuis Schönberg émancipée de l’écriture musicale classique (les portées, les mesures, les notes), certains compositeurs ont en effet abordé la partition comme un objet artistique à part entière. Ce qui donne d’étranges objets, entre écriture musicale et dessin, comme la partition d’Archipel (1967-1970) d’André Boucourechliev, les partitions de Sylvano Bussotti (qui n’ont d’égales que les compositions avec cercles et carrés, mots et chiffres, flèches et arcs de Klee et de Kandinsky), et celles, imaginaires (et donc injouables) de Claude Melin !
On le voit, les liens entre les arts plastiques et la musique sont réguliers aux XXe et XXIe siècles. Ceux qui vont de la musique vers les arts plastiques sont, en revanche, plus exceptionnels. Et pour cause : « Il y a une grande méfiance des musiciens envers les plasticiens, note Jean-Yves Bosseur. Stockhausen avait envoyé une lettre incendiaire au Festival de Donaueschingen [un festival de musique contemporaine, ndlr] qui voulait organiser une exposition de sculptures sonores. Pour Stockhausen, il était honteux de montrer des travaux de dilettantes dans un festival aussi prestigieux. » John Cage lui-même, figure pourtant historique et auteur du révolutionnaire 4’33”, est parfois considéré par les musiciens comme un extraterrestre ou, pire, comme un plasticien ! « Cage ébranlait trop les certitudes des musiciens. Encore aujourd’hui, où nous sommes dans une période très conformiste », regrette Bosseur.
Pourtant, des incursions de la musique vers les arts plastiques ont été entreprises. Elles forment même, à l’occasion du 40e anniversaire du Centre Pompidou et de l’Ircam, le thème du festival « ManiFeste » organisé du 1er juin au 1er juillet 2017 par l’Ircam, à Paris. Ici, nul Scriabine, Ciurlionis, Wyschnegradsky ou Messiaen (quatre compositeurs qui ont travaillé sur le son-couleur), mais des interactions ou des inspirations, à l’instar de The Rothko Chapel de Morton Feldman (1971), pièce inspirée des quatorze toiles peintes par Rothko pour la chapelle de la Fondation Menil à Houston. « Morton Feldman a été fasciné par les Rothko. Non seulement il a réagi à cette peinture sans bords mais à l’espace qui est absorbé par la peinture », explique Frank Madlener, directeur de l’Ircam. Autre compositeur touché par la grâce de la peinture mis au programme de cette édition de « ManiFeste », Alberto Posadas a retranscrit en notes les noirs de Soulages dans son Tenebrae.
Bien sûr, The Rothko Chapel et Tenebrae sont toutefois de simples – le mot n’est pas péjoratif – transpositions de visions en musique, à la manière du fameux Tableaux d’une exposition de Moussorgski (1874). Plus pertinentes sont donc sans doute les œuvres qui tentent de fusionner littéralement l’art et la musique. « Nous présentons dans le cadre de “ManiFeste” un projet monté avec Pierre Nouvel (vidéaste) et Jérôme Combier (compositeur), qui sont allés ensemble filmer Pyramiden, une ville du socialisme soviétique perdue dans l’archipel norvégien du Spiztberg, sorte d’utopie sociale et collective dont il ne reste plus rien. Et cela donne à la fois un concert-installation-performance », s’emballe Frank Madlener. Le résultat donne une forme d’œuvre immersive que le directeur de l’Ircam croit « à la mode », avec laquelle « le spectateur, le visiteur et l’auditeur deviennent une seule personne : un spectateur-visiteur-auditeur ».
S’agirait-il d’une nouvelle forme d’art total, d’une évolution de l’opéra du XIXe siècle vers l’installation sonore du XXIe siècle ? Sur ce point, Frank Madlener formule une hypothèse : « Wagner avait obligé tous les arts à lui répondre, dans une annexion des arts par la musique. Peut-être assiste-t-on aujourd’hui à autre chose, à un mouvement qui irait dans l’autre sens, où la musique, en tant qu’art sonore, deviendrait une région des arts visuels. » Le directeur de l’Ircam reste cependant prudent, et distingue le sonore de l’écriture musicale.
À Venise, Studio Venezia de Xavier Veilhan se veut, elle aussi, une « œuvre immersive » – une « sculpture », assume l’artiste – dans laquelle le public assiste à la création in vivo. Ce qui intéresse en réalité l’artiste est moins de faire se produire des musiciens que d’observer, comme au sein d’un laboratoire, l’étincelle de la création d’une œuvre musicale. Il ne s’agit en aucun cas d’une salle de concert, mais d’un studio d’enregistrement où les musiciens répètent, font leurs gammes, attendent, discutent, font des erreurs…, ce qui peut décontenancer le visiteur. « J’aimerai voir ce moment où la musique s’élabore, explique Veilhan, où il se compose devant mes yeux du Debussy, du Prokofiev, etc. J’aimerais approcher le mystère de la musique. » Le choix du studio d’enregistrement n’est d’ailleurs pas anodin : « Le studio est un espace situé à l’écart du monde, protégé des contingences habituelles. Je veux, poursuit Veilhan, sortir de l’exploit, de la performance, offrir les conditions de la répétition jusqu’à ce que quelque chose s’active. » Finalement, peu importe qu’il s’agisse ou non de musique, studio signifiant aussi en italien « atelier d’artiste ». « Il y a dans le titre Studio Venezia l’idée du travail de l’artiste », insiste Veilhan, qui se dit un « artiste d’atelier » se sentant « assez proche, dans la manière de travailler, d’un producteur de musique comme Rick Rubin ».
Le point de rencontre entre l’art et la musique se situe peut-être là, dans le rôle que Veilhan attribue au « producteur ». « Le producteur, c’est celui qui est au premier plan lors de la création musicale, mais qui disparaît une fois l’œuvre enregistrée », dit Veilhan, dont l’intérêt pour les producteurs n’est pas nouveau. Récemment, il a notamment « scanné » et « sculpté » les producteurs Rick Rubin, Quincy Jones, Brian Eno, Giorgio Moroder, les Neptunes, etc. (série Music). Pour lui, ce sont eux qui, « de façon lente, diffusent le son dans notre société. Moroder [pionnier des musiques disco et dance, ndlr] a eu une influence importante sur la société. » Voilà donc le véritable sujet de Studio Venezia : comprendre la manière dont les musiciens, comme les designers et les architectes, « sculptent » les nouveaux sons, les nouvelles formes, les modes, et comment ces derniers circulent dans la société. Et faire de l’artiste contemporain, à sa manière, un producteur de formes et d’idées nouvelles.
Également présent à Venise, Zad Moultaka (né en 1967) a réalisé une œuvre elle aussi « immersive » pour le pavillon du Liban. Formé au Conservatoire national supérieur de musique de Paris, le pianiste mit un terme à sa carrière de concertiste à la fin des 1990 pour se consacrer, depuis, à la composition et à la peinture, deux modes d’expression que le créateur place sur le même plan. Interrogé sur les liens qui unissent la peinture et la musique, celui-ci dit ne pas y croire vraiment : « Ces liens ne m’intéressent pas. Ils aboutissent souvent à des choses superficielles. Peinture et musique sont des médiums différents : quand Paul Klee joue du violon, il joue du violon ; lorsqu’il prend son pinceau, il peint, même s’il s’inspire pour cela du contrepoint de Bach. » Pour Moultaka, musique et peinture sont donc comme l’huile et l’eau, elles ne se mélangent pas.
Art et musique n’entretiennent-ils donc pas de liens ? « Je comprends aujourd’hui que ces liens sont plus profonds, moins visibles », dit Moultaka, qui évoque pour cela sa série les Astres fruitiers, leçons de ténèbres. Exposée en avril à l’église Saint-Pierre-aux-Nonnains à Metz, cette série de photographies de fruits et de légumes, photographiés dans le noir selon un temps de pause long pour donner forme à des planètes, n’intègre pourtant ni le son ni la musique. Mais le lien se situe ailleurs : « J’ai peint les Astres fruitiers avec la lumière. Il m’a fallu réaliser plus de mille deux cents clichés pour peindre une trentaine de photos seulement. Je me suis ainsi retrouvé dans le temps du compositeur, et non plus celui du peintre. » Car, explique Moultaka, « le temps de la musique est un temps long. Je peux passer une semaine pour écrire deux ou trois mesures d’une pièce pour orchestre qui demanderont quelques secondes d’exécution le jour du concert. Tandis que la peinture, telle que je la pratique, demande une énergie spontanée. Pour moi, les Astres fruitiers est une forme de synthèse intéressante, qui ne consiste pas à illustrer la musique, mais à être dans un rapport différent au temps. »
À Venise, Zad Moultaka n’a pas choisi de présenter ses Astres fruitiers, mais une installation monumentale intitulée ŠamaŠ, Soleil noir soleil, composée d’éléments visuels (un imposant réacteur d’avion érigé, à l’instar du Code de Hammurabi, devant un mur tapissé de 150 000 pièces de monnaie) et d’une pièce musicale intitulée ŠamaŠ Itima (Soleil obscur), écrite pour l’occasion et diffusée par 64 haut-parleurs (32 en haut, 32 en bas) dans l’immense Arsenale Nuovissimo. Sorte de prière inspirée du lexique sumérien, ŠamaŠ Itima (Soleil obscur) a été écrite pour trente-deux chanteurs afin de donner l’impression qu’« une bombe est tombée dans la langue pour la fragmenter ». Parallèlement, le compositeur a isolé le son d’un moteur de bombardier qu’il a étiré jusqu’à l’extrême, pour donner la sensation d’un chant céleste planant au-dessus de la tête des visiteurs.
Zad Moultaka admet que l’écriture de ŠamaŠ Itima (Soleil obscur) lui a donné du fil à retordre, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il n’écrivait pas une partition, « mais une pièce faisant partie d’un ensemble. Je me trouvais dans la démarche où chaque élément, le visuel et le musical, complète l’autre ; où chaque partie compose l’œuvre. » L’équilibre, ici parfait, reste donc fragile. ŠamaŠ, Soleil noir soleil serait-elle l’œuvre qui, chez Moultaka, opérerait la synthèse ? « En fait, le pavillon est un espace dans lequel toutes mes préoccupations s’expriment de manière heureuse, paisible, complémentaire. »
Studio Venezia et ŠamaŠ, Soleil noir soleil, deux installations aux ambitions différentes, mais qui offrent au « spectateur-visiteur-auditeur » une expérience immersive, rappellent que la musique peut être aussi une expérience ressentie physiquement – ce que tout auditeur de 4’33” de John Cage, qui fait prendre conscience de l’espace qui habite la salle de « concert », aura déjà vécu. Après avoir ressenti, comme Cage d’ailleurs, l’expérience physique du silence de la chambre anéchoïque – une salle conçue pour absorber les sons et supprimer l’écho –, James Turrell a imaginé Solitary, sorte d’espace anéchoïque destiné à faire vivre au spectateur l’expérience psychologique d’une œuvre multisensorielle (la lumière ou l’obscurité, la chaleur, le son de son propre corps, etc.). Si Zad Moultaka a lui aussi fait l’expérience de la chambre anéchoïque, c’est en revanche celle du silence de la grotte Chauvet qui l’a profondément marqué. « Je n’avais jamais entendu un silence pareil, se souvient le musicien. C’est un silence qui respire, un silence généreux, non contraint. C’est le vrai silence ! » Pour Frank Madlener, il ne fait aucun doute que le son, la musique (ou son absence), change la perception d’un espace. Ce que l’on peut actuellement vérifier au Centquatre à Paris, qui accueille les envoutantes sculptures sonores de l’artiste musical suisse Zimoun. Assemblage de cartons, de balles, de baguettes, de bétonnières…, ses sculptures habitent les espaces d’exposition par leur volume, mais surtout par leurs sons qui deviennent, dès lors, des éléments plastiques à part entière. « L’un des vrais points de rencontre entre la musique et les arts visuels, c’est la question de l’espace », analyse Frank Madlener, qui ajoute : « Nous pourrions presque poser comme postulat que la musique est un art de l’espace, au même titre que l’architecture. »
La musique, un art plastique ? « Il y a une dimension plasticienne dès l’instant où il y a du mouvement, des déplacements. Or beaucoup de compositeurs du XXe siècle ont travaillé sur la spatialité de la musique : le fait de disposer les sons selon l’acoustique d’un espace, etc. Vous trouvez cela chez Varèse, chez Stockhausen, chez Xenakis, chez Cage… », analyse Bosseur, qui se souvient des polytopes de l’architecte-musicien Iannis Xenakis (projets des années 1960-1970 qui mêlent espace, son et lumière). Et le musicologue de citer Klee : « Un rythme, cela se voit, cela s’entend, cela se sent dans les muscles. » Ce qu’illustra le génial compositeur György Ligeti avec son Poème symphonique (1962) écrit pour une centaine de métronomes réglés sur des différentes pulsations. Poème qui n’est pas de la musique ou de l’art visuel, mais tout simplement de l’art.
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La musique est-elle un art plastique ?
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°702 du 1 juin 2017, avec le titre suivant : La musique est-elle un art plastique ?