Musicien de formation, féru de sciences, le directeur de l’Ircam ambitionne de développer des applications issues des recherches du laboratoire du son rattaché au Centre Pompidou. Objectif : valoriser à des fins commerciales l’intelligence collective entre artistes, chercheurs et ingénieurs.
Paris. De la fenêtre de son bureau au dernier étage du bâtiment conçu par Renzo Piano, la vue est imprenable sur le stabile-mobile de Calder sur le parvis. Pour l’anniversaire des 40 ans du Centre Pompidou – qui est aussi celui de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique, l’Ircam – la « sculptrice de nuages » Fujiko Nakaya faisait disparaître, le 2 juin, dans le cadre du festival ManiFeste 2017, la structure du musée sous une brume poétique, transformant la Piazza en scène électronique. Manière évanescente de marquer ces noces d’émeraude, célébrant l’union des arts visuels et sonores. Ou comment, selon les propres termes du directeur de l’Ircam depuis 2006, dresser « un pont entre deux rives distinctes. Un rêve de synesthésie ».
Décloisonner les disciplines, un leitmotiv pour ce boulimique de culture, affable, à l’esprit alerte. Pianiste et philosophe des sciences de formation, doté d’une curiosité que trahissent d’envahissantes piles de livres sur les sujets les plus éclectiques, il appelle de ses vœux « une alliance recommencée », œuvrant à revenir à ce qui fut « l’un des motifs de l’invention de l’Ircam, édifié non sur l’identification de la science et de l’art, mais sur le stimulus entre des forces autonomes, l’artiste, l’ingénieur, le scientifique ». Séparer art et science, dichotomie inacceptable à ses yeux. « Je pense que c’est une chose complètement datée. Vous n’êtes pas ou un intellectuel desséché ou un larmoyant sensible. Le domaine du sensible et de l’intelligible peuvent tout à fait se croiser. » Ainsi le projet de réaffirmer le lien entre l’Ircam et le Centre Pompidou, tout en rappelant la spécificité du lieu. « Chaque fois que l’on dit qu’on fait partie du Centre, c’est totalement ignoré. Là, enfin, on le met en acte. Tant d’artistes jouent la dimension sonore, les institutions encore très peu. Nous sommes un lieu de production et de recherche pluridisciplinaire. Or c’est ce que cherchent les artistes. Philippe Parreno avait déjà fait la voix de Marylin ici pour son exposition au Palais de Tokyo [en 2013-2014], il m’a contacté pour un autre projet. Tania Mouraud avait réalisé “Ad Nauseam”, une création présentée en 2015 au Mac/Val ; Pierre Huyghe, le mix de son projet sur l’Antarctique [2005]. Anri Sala est venu lors de la préparation de son installation Ravel Ravel Unravel pour le pavillon français de la Biennale de Venise 2013. Nous avons travaillé tout récemment avec Tarek Atoui sur la fabrique d’instruments. La lutherie numérique est un de nos domaines de compétence. »
Recherche et innovation
L’Ircam ne serait donc pas uniquement ce temple de la musique contemporaine, « bunker » de puristes éternellement associé au nom de Pierre Boulez, son illustre fondateur. « Ce qu’on produit ici dans les logiciels, dans l’ingénierie, concerne d’innombrables disciplines. Plus de la moitié de nos projets ne sont pas purement musicaux. Peut-être est-ce une spécificité française que les choses soient très compartimentées. Mais ce n’est pas la réalité chez les artistes, qui mélangent les supports. Aujourd’hui, on peut s’adresser à un spectateur, auditeur, visiteur. L’utopie du Centre en 1977 était celle-là. Après, par la structuration, ça s’est un peu “siloté”. » De fait, le projet initial consistait à travailler toutes les questions sonores, d’écriture musicale, à mettre en relation artistes, scientifiques, ingénieurs. « Boulez a pour modèle le Bauhaus : l’art, l’architecture, l’artisanat et l’industrie. Il a toujours pensé l’interdisciplinarité : nouveau matériau, nouvelle forme. À mes yeux, ces socles demeurent. Le projet d’origine du Centre Pompidou est en acte à l’Ircam : le croisement des arts ; la fabrique ; des plateformes partagées. Ce que j’ai voulu amener, c’est la diversité, rassembler des artistes aux antipodes qui travaillent ensemble. Avec Serge Lasvignes, le président du Centre Pompidou, nous avons relancé ce rapport très étroit entre le CCI (Centre de création industrielle) et l’Ircam. Avec “Mutations-Créations”, le forum Art Innovation-Vertigo, il s’agit de montrer que l’on retrouve dans le son les processus à l’œuvre dans le design. En outre, le rapport à l’innovation et au temps de la recherche est primordial. Nous ne sommes pas un univers académique, universitaire. Le jour où l’Ircam devient ça, c’est terminé. »
Aspirant à se développer sur le modèle du célèbre MIT, version hexagonale, le laboratoire situé sous la fontaine de Niki de Saint Phalle et Tinguely de la place Igor-Stravinsky est une fabrique de prototypes, avec des utilisateurs experts à l’exigence forte : les artistes. À partir d’une impulsion, du désir d’un créateur, les chercheurs inventent des outils qui atteignent des champs beaucoup plus larges pour trouver des applications dans la réalité augmentée, les jeux vidéo… La transformation de la voix les occupe beaucoup, débouchant sur la création de logiciels, de productions pour l’audiovisuel. Une activité moins connue, qui va crescendo depuis quelques années. Car si le lieu est né de la volonté des compositeurs, son usage dépasse désormais le cercle restreint de la musique contemporaine. À l’instar des recherches portant sur l’expressivité d’une voix de synthèse, le design sonore pour la SNCF, un concept-car de Renault, la complication d’une montre Rolex ou des modèles d’intelligence artificielle. « Toutes les interfaces homme-machine sont complètement transformées. À terme, le clavier va disparaître. La technologie s’est accélérée, miniaturisée. L’évolution humaine se traduit par une interaction de plus en plus directe entre l’information et le corps. »
L’enjeu de la conservation du son
Autre question : l’obsolescence. Quid de la permanence d’une œuvre ? Comment conserver un support numérique ? « On peut admirer la grotte Chauvet ou une œuvre de Michel-Ange mais plus lire un enregistrement datant de dix ans. La conservation du son est un enjeu majeur. La préservation et le portage – comment changer le support – s’inscrivent aussi parmi les nombreuses activités de l’Ircam. » Jusqu’à il y a peu, l’usage de ces innovations restait relativement limité. Nouvel enjeu : favoriser le développement d’applications concrètes en mutualisant les compétences. La fameuse « alliance recommencée ». « Nous voulons lancer une future filiale, faciliter la valorisation industrielle, faire un “medialab” à la française, avec des marketeurs, des développeurs… On parle du “made in France”, or ces brevets, ces licences représentent une forme d’excellence. Et nous avons des concurrents. La science et l’art ont ceci en commun de considérer le présent comme une simple hypothèse : ce que je tiens aujourd’hui pour tangible, pour sûr et certain, est évolutif. Là, on peut trouver un vrai dialogue d’imagination entre des artistes et des scientifiques. Pour cette raison, les lieux hybrides et hétérogènes comme l’Ircam, qui n’entrent pas dans une case, où l’on casse l’homogénéité, sont très précieux. »
1968
Naissance à Senlis (Oise).
1986
Exposition « Le chant de la terre » (d’après Gustav Mahler) de son père Jörg Madlener, peintre, à Toblach (Dolomites).
1995
À Prague et Cracovie, prend la direction artistique de l’European Mozart Foundation. Décès de Gilles Deleuze, figure déterminante avec qui il entretient une correspondance.
2005
À Bayreuth, rencontres avec Pierre Boulez dirigeant Parsifal.
2006
Devient directeur artistique et général de l’Ircam.
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Frank Madlener au diapason des nouvelles technologies
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Abonnez-vous dès 1 €Franck Madlerner © Photo Livia Saavedra pour Le Journal des Arts
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°481 du 9 juin 2017, avec le titre suivant : Frank Madlener au diapason des nouvelles technologies