LONDRES / ROYAUME-UNI
La galerie Richard Nagy Ltd. illustre les années munichoises du peintre autrichien avec des dessins prêtés par les musées.
Londres. Coutumière des créatures terrifiantes de Harry Potter, la perfide Albion ne saurait demeurer indifférente aux dessins de l’Autrichien Alfred Kubin (1877-1959), soit près d’une cinquantaine de cauchemars sur papier exposés sur les murs de la galerie Richard Nagy à Mayfair. Une première sur les bords de la Tamise. « Très connu en Autriche et Allemagne, il n’avait jamais été montré à Londres, avance le galeriste. La majorité des œuvres ont été prêtées par l’Albertina de Vienne, où j’ai vu son travail pour la première fois. Les autres proviennent de musées, fondations et collections privées. Cette exposition concrétise un travail de vingt ans autour de cet artiste assez ésotérique, à mes yeux majeur. » L’intérêt de Richard Nagy pour la culture viennoise est lié à ses origines. Avant d’émigrer en Australie en 1938, ses grands-parents paternels étaient installés à Budapest, alors capitale de l’Empire austro-hongrois avec Vienne. Connu pour être un spécialiste d’Egon Schiele et de Gustav Klimt, le galeriste présente en outre l’expressionnisme allemand, Francis Bacon, Lucian Freud. Il s’intéresse depuis les années 1980 aux symbolistes James Ensor ou Odilon Redon, des artistes qui partagent plus d’une thématique et approche formelle avec cet ensemble exceptionnel et marquant de Kubin.
Exceptionnelle, l’exposition l’est par le thème choisi, la mort, et la période, les années munichoises de l’artiste, entre 1898 et 1906. Marquantes, les œuvres le sont autant par leur technique que l’univers qu’elles évoquent : l’inconscient, la maladie, la hantise de la Faucheuse. Autant de démons omniprésents dans l’esprit et sous le trait d’une confondante dextérité du jeune artiste. « La période de Munich dans sa jeunesse est selon moi la plus intéressante, la plus forte. J’ai sélectionné des œuvres de cette période autour du thème de la mort qui l’obsède. Plus tard, son travail devient plus illustratif, moins passionné, constate le galeriste. Les artistes donnent souvent le meilleur dans leurs œuvres de jeunesse, dans l’urgence de vivre, la révolte. »
Kubin est à l’époque influencé par les eaux-fortes des « Désastres de la guerre » de Goya, les visions de Munch, Klinger, l’érotisme fétichiste de Félicien Rops. Le malaise de la civilisation au tournant de l’autre siècle trouve une traduction dans ses propres obsessions. Tout y est morbide, jusqu’à la fascination, du suicide à la putréfaction des corps des prostituées rongées par la syphilis. Son art sublime sa perception très sombre de l’existence dans un moment de crise. Il n’a que 10 ans lorsque sa mère meurt de la tuberculose, avant que son père n’épouse sa sœur, laquelle rend à son tour son dernier souffle en couches. Le double traumatisme n’est pas sans incidence sur le jeune enfant, très perturbé nerveusement. À 11 ans, il connaît ses premières pratiques sexuelles avec une femme nettement plus âgée, de surcroît enceinte. Il avouera dans son autobiographie combien cette expérience le marqua durablement, entretenant dans son esprit la confusion entre mort et érotisme dans sa relation aux femmes, perçues à travers la figure à la fois séductrice et castratrice de la femme fatale. L’Interprétation des rêves de Freud, très en vogue, ne fera que renforcer son intérêt pour les notions d’inconscient et de frustration, comme autant de grilles de lecture de la production artistique de cette période intense et prolifique.
Caricaturiste pessimiste de son temps et de ses excès, Kubin et ses dessins expriment une angoisse personnelle mais aussi générationnelle face au déclin d’un monde, que l’on retrouve chez d’autres artistes, musiciens, écrivains. Stefan Zweig le décrit comme « un homme sur la lune au milieu de notre littérature bourgeoise » lorsque paraît, en 1909, son roman fantastique L’Autre côté. Une apocalypse, métaphore de l’effondrement de la civilisation moderne. La chute du vieux monde, une Europe en marche vers la catastrophe annoncée de la Grande Guerre, la grippe espagnole. Sa sensibilité exacerbée en fait un visionnaire dans des images prémonitoires de la montée des nationalismes et des despotismes. Entre Eros et Thanatos, ses dessins au noir expriment la perte d’une forme d’humanité dans la violence, la torture, le viol. Réalisés dans ces années de bohème avant-gardiste à Munich, ils conservent toute leur force subversive. Suffisamment pour faire dire à Richard Nagy : « Kubin a des résonances très contemporaines. La manière dont il sent venir les nationalismes, la guerre, la maladie. Cette exposition est en phase avec le monde d’aujourd’hui. »
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La danse de mort d’Alfred Kubin
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°487 du 20 octobre 2017, avec le titre suivant : La danse de mort d’Alfred Kubin