La foire londonienne a été le théâtre d’une explosion des prix sur les jeunes artistes, au mépris parfois du bon sens.
LONDRES - Frieze Art Fair est une foire qu’il faut regarder de près sous peine d’être bluffé. Car tout se prête à l’épate, entre la qualité des collectionneurs et conservateurs de musée en goguette et l’effervescence des ventes lors du vernissage. Le stand d’Eva Presenhuber (Zurich) découpé par les bons soins d’Urs Fischer donnait même d’entrée de jeu une tonalité ambitieuse. Une coupe de champagne aidant, on penserait même que cette troisième édition est meilleure que la précédente, plus riche et diversifiée, malgré une dominante de peintures.
Pourtant, au fil des heures, le champagne perd de ses bulles. Foin de griserie, l’hiatus se creuse entre la qualité des visiteurs et celle, plus élastique, des œuvres. Le gotha est bien là, mais qu’a-t-il donc à se mettre sous la dent ? Derrière la fraîcheur apparente et quelques pièces de qualité pointent le vide des one-line jokes et l’esbroufe de la fashion. Les images frontales, comme l’horrible scène d’accouchement photographiée par Corey McCorkle chez Maccarone (New York), balaient l’enthousiasme – ou l’hallucination ? – des prémices. Frieze ne résiste pas à la loupe, encore moins à la longue-vue.
Collectionneurs ou consommateurs ?
« I promise to do my best as an artist for the next 22 years », écrit l’artiste Mario Garcia Torres sur un papier à en-tête d’hôtel (galerie Jan Mot, Bruxelles). Pour le moment, les acheteurs sont moins dans l’expérience de la durée que dans celle, cynique, de la culbute. Un tel contexte permet de faire le tri entre « collectionneurs » et « consommateurs ». Les premiers se sont montrés parcimonieux, optant pour des artistes confirmés. Chez Massimo de Carlo (Milan), François Pinault a acheté un autoportrait de Rudolf Stingel (35 000 euros), artiste dont une grande œuvre en polystyrène occupe l’entrée de sa holding Artémis. Faute de se décider pour le Christopher Wool présenté pour 320 000 dollars (26 000 euros) par Pierre Huber (Genève), les collectionneurs de Miami Carlos et Rosa de la Cruz songeaient à se rabattre sur un grand tableau de Neo Rauch (180 000 euros) à l’affiche d’Eigen Art (Berlin, Leipzig). La fondation mexicaine Jumex optait pour des pièces plutôt classiques, tels un Lawrence Weiner chez Micheline Szwajcer (Anvers) et un réverbère de Martin Kippenberger chez Gagosian (New York, Beverly Hills, Londres). Aux dires des marchands, d’autres grosses pointures seraient même reparties bredouilles.
La fébrilité a en revanche gagné la catégorie des « consommateurs ». Liste de noms trendy à l’appui, ces derniers ont emporté, qui un dessin de Herman Bas pour 10 000 livres sterling (14 700 euros) chez Victoria Miro (Londres), qui un tableau de la Japonaise Aya Takano pour 20 000 dollars chez Emmanuel Perrotin (Paris). À sa façon, le stand de la berlinoise Klosterfelde divisé en deux espaces jumeaux par les duettistes Elmgreen & Dragset illustre bien cet instinct grégaire qui pousse à vouloir la même chose au même moment. Un dindon empalé par un grand néon, gros gag de Sarah Lucas, offre une autre métaphore du consumérisme : on peut tout faire avaler, à commencer par les prix, comme les 65 000 livres sterling exigées pour ledit dindon !
Jouant le jeu de la surenchère, certaines galeries affichaient trop prématurément le panneau « sold out ». Une pratique qui peut jouer des tours. Une sculpture d’Anselm Reyle proposée pour 120 000 euros par Giti Nourbakhsch (Berlin) était auréolée de quatre réserves le jour du vernissage. À la veille de la fermeture du salon, elle s’avérait pourtant disponible… Soit le désir des acheteurs était retombé, soit la galerie avait trop tiré sur la corde de la concurrence entre les acheteurs potentiels. D’autres marchands réservaient leurs artistes les plus spéculatifs à des musées. Ainsi d’un tableau du Polonais Wilhelm Sasnal proposé pour 26 000 euros par Hauser & Wirth (Zurich, Londres). Cette rétention dope naturellement les prix en ventes publiques. Le 23 octobre, un tableau de l’artiste polonais a ainsi été adjugé pour 57 600 livres sterling chez Christie’s Londres. Le marketing autour de l’École de Leipzig a aussi fait ses preuves. Une toile de Matthias Weischer a atteint 209 600 livres sterling, dix fois son estimation haute. Un prix qui laisse songeur face aux 320 000 dollars exigés par la galerie Zwirner (New York) pour une grande peinture de Neo Rauch. La folie autour des peintres allemands s’est poursuivie le 25 octobre chez Sotheby’s. Une toile d’Eberhard Havekost s’est envolée pour 102 000 livres sterling. À titre indicatif, un autre tableau de l’artiste, certes plus petit, avait été vendu 8 000 euros l’an dernier sur Frieze. Les prix s’emballent, mais les art setters font mine de ne pas s’en inquiéter. Le marché court à sa perte, joyeusement, la fleur au fusil !
- Dates : du 21 au 24 octobre - Nombre de visiteurs : 47 000 - Dates de la prochaine édition : 13 au 16 octobre 2006
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Frieze, gare au bluff
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Abonnez-vous dès 1 €Quatre jeunes gens dans le vent Exposés actuellement à la Tate Britain à Londres, les quatre artistes sélectionnés du Turner Prize (Darren Almond, Gillian Carnegie, Jim Lambie et Simon Starling) ont été pris d’assaut sur la foire. Un grand polyptyque composé de miroirs éclatés incrustés d’yeux (24 000 livres sterling) de l’Écossais Jim Lambie a été vendu illico chez Modern Institute (Glasgow). Rappelons qu’en juin, sur Art Basel, Sadie Coles (Londres) a cédé Jubilee, une sculpture de Lambie composée de tasses cassées, pour 15 000 euros. Modern Institute a proposé aussi pour 6 000 livres un collage de Simon Starling, Proposal for Lake Ontario. Cabinet (Londres) a cédé pour 7 000 livres un petit dessin pas forcément représentatif du travail de Gillian Carnegie. Alors que l’on fête le Triumph of Painting, Carnegie est étrangement la première peintre à être sélectionnée depuis cinq ans. Best-seller du groupe, Darren Almond, qui expose jusqu’au 24 décembre chez Chantal Crousel à Paris, a siégé sur deux stands. L’inscription « Amnesia » éditée à trois exemplaires a trouvé preneur pour 30 000 livres chez White Cube (Londres). Matthew Marks (New York) a quant à lui consacré un espace entier à ses photos en noir et blanc (11 000 livres). Les prix de cette seconde génération de Young British Artists rattraperont-ils ceux de leurs aînés ? À voir. Francophobie ou théorie du complot ? Les exposants français ont-ils fait les frais du bicentenaire de la bataille de Trafalgar, dans laquelle l’amiral Nelson eut raison de la flotte napoléonienne ? Sans succomber à la théorie du complot, il reste quand même étrange que la majorité des galeries hexagonales aient été reléguées dans les recoins de la foire. Cette « mise en quarantaine » n’a toutefois pas perturbé le bon rythme des affaires. Faute de trouver un tableau de Philippe Perrot qu’un conseiller lui avait chaudement recommandé, le collectionneur Charles Saatchi est reparti avec un diptyque de l’Américaine Whitney Bedford, proposé pour 16 000 euros par la galerie Art : Concept (Paris). Pour le même prix, Nathalie Obadia (Paris) a cédé un grand diptyque de Rosson Crowe à la collectionneuse britannique Yana Peel, pour le compte de l’Outset Contemporary Art Fund. Cette association est aussi à l’origine du fonds d’acquisition lancé depuis trois ans en faveur de la Tate. Ce dernier n’a d’ailleurs pas boudé les Froggies en achetant un casier de Stanley Brouwn chez Yvon Lambert (Paris) et un film d’Anri Sala auprès de Chantal Crousel (Paris). L’artiste Stéphane Penchréac’h a de son côté profité du tropisme ambiant pour la peinture. Un collectionneur américain a acheté l’un de ses tableaux affichés pour 12 000 euros par Anne de Villepoix (Paris). Pietro Sparta (Chagny) a relevé enfin un intérêt manifeste sur Alain Séchas. Intérêt, mais pas forcément vente. Le galeriste a reconnu avec ironie que si Séchas avait 20 ans au lieu de 50, les transactions seraient plus déliées. Malheureusement, aux yeux des investisseurs, la valeur esthétique des œuvres est aujourd’hui sujette à leur potentiel financier. Tout artiste confirmé dont les prix s’avèrent raisonnables manque singulièrement de charme. Pas assez cher, mon fils !
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°224 du 4 novembre 2005, avec le titre suivant : Frieze, gare au bluff