Alain Quemin : La réforme des ventes publiques à la loupe (part II)

... et le regard du sociologue Alain Quemin

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 28 septembre 2001 - 1148 mots

À l’analyse juridique de la réforme des enchères publiques nous avons souhaité adjoindre une réflexion sociologique. Alain Quemin, chercheur en sociologie, qui a publié en 1997 une étude sur la mutation de la profession de commissaire-priseur, s’y est attelé dans un nouvel ouvrage intitulé La Réforme des ventes aux enchères, des commissaires-priseurs aux sociétés de ventes publiques qui sera publié au début du mois d’octobre, intégré au Code des ventes volontaires et judiciaires, édité par une filiale d’Artprice.com. Alain Quemin évoque dans l’entretien qu’il nous a accordé, le lent processus de maturation de la réforme, les tactiques souvent dilatoires qu’ont utilisées les commissaires-priseurs afin de retarder l’échéance de l’ouverture et esquisse quelques traits du paysage français des enchères publiques des années à venir.

Vous expliquez que la réforme a été longtemps freinée par les commissaires-priseurs. Comment ont-ils procédé pour bloquer le processus pendant plus de quinze ans ?
Les commissaires-priseurs se sont opposés au changement depuis plus longtemps encore. Le point de départ pourrait être le rapport Rueff de 1960 qui avait mis le doigt sur l’archaïsme de la profession qu’il suggérait alors de réformer. Plus tard, sous le ministère de Raymond Barre puis, en 1981, une fois la gauche parvenue au pouvoir, avaient été envisagées d’autres réformes de la profession de commissaire-priseur.
À chacune de ces occasions, les commissaires-priseurs ont cherché à tergiverser en faisant pression auprès des ministères, la Chancellerie tout d’abord, mais aussi le ministère du Budget via la Chambre nationale et la Compagnie parisienne des commissaires-priseurs.

La loi du 10 juillet 2000 et les décrets d’application de juillet 2001 permettraient, selon vous, de retarder encore l’ouverture de quelques semaines.
Les textes, loi et décrets, permettent en effet aux commissaires-priseurs de gagner encore plusieurs semaines ou même quelques mois avant l’ouverture du marché français via le Conseil des ventes volontaires, ce qui a été trop peu commenté. Même si Christie’s et Sotheby’s, dont les dirigeants siègent désormais à ce conseil, ont, eux, intérêt à ce que la réforme entre rapidement en vigueur, l’institution dans son ensemble – présidée par Me Champin, président de la Chambre nationale des commissaires-priseurs – n’a pas forcément intérêt à ce que l’ouverture se fasse au plus vite.
Le délai de quatre mois pour examiner le dossier d’agrément est une des dispositions qui peuvent ouvrir la voie à des pratiques dilatoires.

Un certain nombre de concessions ont été faites aux commissaires-priseurs par le pouvoir politique. Quelles sont-elles ?
Les commissaires-priseurs ont, sans nul doute, joué un rôle particulièrement actif lors des travaux préparatoires et à l’occasion de la rédaction de la loi, à laquelle ils ont fortement contribué. Les premières personnes auditionnées par le Sénat étaient des commissaires-priseurs et d’autres professions juridiques, puis seulement dans un second temps, ont été auditionnés des hauts fonctionnaires spécialistes du domaine.
Quand la forme et le montant de l’indemnisation ont été traités, les commissaires-priseurs ont encore joué un rôle très actif. Ils étaient notamment très proches de Jacques Toubon, alors garde des Sceaux, qui avait prévu d’octroyer aux commissaires-priseurs une faramineuse enveloppe pour les indemniser de la perte de leur monopole. Ses successeurs sont revenus à un montant plus raisonnable.
L’influence des commissaires-priseurs apparaît aussi nettement à travers la composition même du Conseil des ventes. Dans les premières déclarations des pouvoirs publics, il apparaissait nettement que les professionnels ne devaient pas y être majoritaires pour éviter des dérives malthusianistes. Pourtant, ils sont aujourd’hui sur-représentés au sein de cette autorité de régulation des enchères publiques. Les projets de loi adoptés ont ainsi été toujours très bienveillants à l’égard des commissaires-priseurs.
Le Conseil des ventes s’est vu doter de pouvoirs importants. L’absence de réponse de sa part vaudra rejet de la requête sans qu’il ait à justifier sa décision. Cette règle apparaît dérogatoire au droit administratif français, pour lequel l’absence de réponse vaut en général acceptation d’une demande. Il n’est pas neutre qu’à l’inverse, le conseil créé pour indemniser les commissaires-priseurs devra, lui, agir dans un délai plus bref et motiver ses décisions. Il est vrai que les commissaires-priseurs demanderont dans ce cas que des comptes leur soient rendus, alors que dans le premier, il leur faudrait en fournir...

Vous soulignez dans votre ouvrage la continuité existant entre l’ancien et le nouveau statut qui porte encore la marque du précédent. Qu’en est-il ?
Cette réforme a toujours été présentée comme une révolution, ce qui est en partie exact dans la mesure où les commissaires-priseurs perdent leur monopole traditionnel sur les ventes aux enchères publiques. Mais, bien que les ventes volontaires et les ventes judiciaires soient désormais éclatées, il n’y a pas de rupture véritable. Les mêmes individus peuvent continuer à exercer des ventes judiciaires en qualité d’officiers ministériels, tout en effectuant des ventes volontaires dans le cadre de sociétés commerciales. Les commissaires-priseurs peuvent aujourd’hui “porter les deux casquettes”, ce qui paraît étonnant puisque l’on annonçait souvent l’éclatement complet du groupe des professionnels.

En quoi la réforme rapproche-t-elle le système français du système anglo-saxon ?
Premier élément, ce sont désormais des sociétés commerciales et non plus des études de commissaires-priseurs, d’officiers ministériels, qui organisent des ventes volontaires, ce qui constitue un changement radical. Autre changement, désormais les nouvelles sociétés de ventes pourront légalement recourir à des pratiques jusqu’alors interdites aux commissaires-priseurs, mais déjà largement pratiquées par ceux-ci : accorder des crédits aux acheteurs et des avances aux vendeurs, faire de la publicité, etc. Le droit va ainsi être mis en conformité avec les pratiques. C’est donc plus dans la loi que dans les faits que les deux systèmes vont se rapprocher.
Toutefois, en France, les organisateurs de ventes volontaires peuvent conserver leur deuxième casquette d’officiers ministériels, et c’est une différence fondamentale, qui a été concédée par les pouvoirs publics aux commissaires-priseurs français.

Cette réforme devrait-elle, malgré les obstacles fiscaux, dynamiser le marché français ?
Je le pense. Elle devrait diversifier l’offre de services, introduire davantage de concurrence et de fluidité, mais notre cadre fiscal – droit de suite et TVA à l’importation – devrait toutefois continuer à peser sur le marché français, ce qui est regrettable.

Comment voyez-vous le paysage des ventes publiques françaises dans les prochaines années ?
Le nombre d’opérateurs importants devrait se réduire à terme à une demi-douzaine. C’est presque une loi logique des enchères. Dans tous les pays du monde, il y a trois ou quatre maisons de vente. En France, c’était aussi le cas jusqu’aux années 1970, lorsque les commissaires-priseurs sont entrés dans une logique plus entrepreneuriale et se sont peu à peu tous mis à travailler. On va donc retrouver la situation antérieure. Je pense qu’il y aura trois ou quatre grands groupes en France et, à côté d’eux, des études très spécialisées (jouets, objets de marine, affiches...). D’autres sociétés, probablement souvent dirigées par d’anciens commissaires-priseurs, continueront de bénéficier de leur proximité avec leur clientèle et miseront sur la qualité de leurs services pour se voir confier des collections appartenant à des familles qu’ils connaissent de longue date.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°133 du 28 septembre 2001, avec le titre suivant : Alain Quemin : La réforme des ventes publiques à la loupe (part II)

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