Historien de l’art, professeur d’art contemporain et commissaire d’exposition, Éric de Chassey affiche une ambition tous azimuts. Portrait d’un brillant impertinent.
Dans un paysage français très bordé, Éric de Chassey irrite autant qu’il séduit. Impertinent et immodeste, il joue volontiers les mouches du coche, avec l’immunité des personnes bien nées. « Il a la morgue des gens issus des grandes écoles. Il se prend pour la race des seigneurs », grince un historien. Un seigneur qui serait paradoxalement aussi un outsider. L’actuel directeur de la Villa Médicis, à Rome, a certes été sollicité pour des commissariats d’exposition dans de grandes institutions, comme le Centre Pompidou, à Paris. Il pâtit pourtant encore de la vaine querelle opposant conservateurs et historiens. Surtout, Chassey refuse de se circonscrire à son périmètre d’origine, l’abstraction et les États-Unis.
Il réhabilite ainsi l’artiste abstraite Marthe Wéry, tout en défendant bec et ongles des créateurs portés sur le corps comme Anne-Marie Schneider ou Georges Tony Stoll. « Il n’est pas dans le consensus ni dans la mode. Il prend même le risque d’être totalement démodé. Il aime les passerelles, les grands écarts dans un paysage qui met les gens en case », remarque Marc Donnadieu, conservateur au LaM, le musée d’art moderne de Lille-Métropole à Villeneuve d’Ascq. « Il est courageux dans ses opinions, sans craindre de décevoir ou d’agacer, ajoute Christian Bernard, directeur du Mamco, le Musée d’art moderne et contemporain de Genève. Mais il veut tout, être un grand professeur, un grand chercheur, un grand commissaire d’exposition. Il n’a pas l’humilité d’une obsession silencieuse. »
« Au plus près des œuvres »
Ambitieux, Éric de Chassey l’était dès l’adolescence. Rêvant de faire de la politique, il suivra la via Regia de Normale-Sup à Sciences Po. Simultanément, le passionné de philosophie se laisse gagner par la recherche en histoire de l’art. De cette incartade naîtra une thèse sur Matisse aux États-Unis. Décision est prise, direction l’enseignement. « Dans mon milieu d’origine, c’était presque déchoir que de se retrouver prof de fac », ironise-t-il.
Porté sur l’abstraction américaine, admirateur de l’historien Meyer Schapiro, il trouvera peu d’appuis en France, si ce n’est celui de Bernard Ceysson, ancien directeur du Musée d’art moderne de Saint-Étienne. « Éric avait une volonté de faire de l’histoire de l’art apte de rivaliser avec les historiens américains, de se décaler des courants convenus, ce avec une capacité de travail incomparable, rappelle ce dernier. Il n’appliquait pas un modèle, ne sombrait pas dans un système. Il essayait de coller au plus près de la réalité des œuvres, sans être sociologue ou anthropologue. Il est greenbergien, mais il n’est pas que ça. » Son intérêt pour l’abstraction ne l’exempte pas d’un goût pour l’incarnation ; en atteste son penchant pour Eugène Leroy.
Son regard sur l’art contemporain est tout aussi multiple. « Il est rentré avec beaucoup de sincérité dans mon travail et il l’a pris tel quel, sans se dire : "ce n’est pas de ma famille." Il a eu un regard très ouvert », relate l’artiste Djamel Tatah. Ses confrères lui reprochent toutefois une prose un tantinet professorale. « Il est brillant et érudit, mais son écriture manque un peu de chair », estime l’historienne de l’art Ann Hindry. Et d’ajouter : « Il sait marcher sur les brisées de gens intelligents comme Yve-Alain Bois, mais l’ambition d’Yve-Alain, c’est son sujet. Éric n’est pas assez distancié de son ambition, il veut être le plus grand dans tout. Quand il lâchera cette idée, il pourra aussi se lâcher dans l’écriture. »
Chassey semble faire preuve d’une plus grande liberté lorsqu’il endosse la casaque du commissaire d’exposition. Dans « Stroll on », au Mamco en 2005, il pointe une histoire méconnue de la peinture anglaise des années 1960. Avec « Repartir à zéro, comme si la peinture n’avait jamais existé », organisée au Musée des beaux-arts de Lyon en 2008, il propose un angle inédit sur l’abstraction américaine en y associant des figures européennes. « L’objet "exposition", c’est un vrai travail d’histoire de l’art. Cela permet de mettre des choses côte à côte, pas juste des images sur ordinateur, explique-t-il. Une exposition a clairement une vocation pédagogique ; cela ne devrait pas être du spectacle mais un essai. » L’essai fut plutôt nébuleux pour le face-à-face « Jean-Auguste-Dominique Ingres/Ellsworth Kelly » présenté à la Villa Médicis en 2010. Desservi par un manque d’effort didactique, le dialogue laissait sceptique. Plus surprenant est le choix de l’exposition « Europunk », toujours à la Villa. On imagine mal ce fils de bonne famille s’intéresser à ce mouvement subversif et plus généralement à la musique indépendante. L’intérêt est pourtant ancien. À la fin des années 1990, Chassey avait même participé à la création d’un label indépendant, « Kung Fu Fighting ». « Il est capable de paradoxes. Ce que j’aime chez ce bourgeois catholique, c’est son côté mauvais garçon. Cela correspond à ses fractions de seconde d’adolescent rebelle », sourit Christian Bernard.
« Petit scandale »
Nommé en 2009 à la tête de l’Académie de France à Rome, Éric de Chassey parvient à donner une autre respiration à un lieu chargé et mondain. Son apport se révèle bénéfique puisque l’établissement n’avait pas connu depuis longtemps d’expositions pointues en art contemporain. Il a aussi mis en place deux festivals de musique contemporaine, « Contro Tempo » et « Villa Aperta ». Si son prédécesseur Frédéric Mitterrand caressait l’Italie dans le sens du poil, Chassey joue sur l’insolence. Ainsi dans « Europunk », un cartel citait un texte de l’écrivain Marcus Gray expliquant qu’il n’y a pas eu de mouvement punk en Italie car les Transalpins ont préféré poser des bombes… « Cela a créé un petit scandale, relate l’artiste Romain Bernini, pensionnaire à la Villa. Éric était bien conscient et a joué avec cela. Il n’est pas complaisant avec l’histoire romaine. » Le serait-il davantage avec les politiques ? La question s’est posée lors de la sélection en 2010 de deux nouveaux boursiers, la chanteuse pop Claire Diterzi et le flûtiste jazzman Magic Malik. Une pétition lancée par des compositeurs de musique contemporaine a critiqué un recrutement « fait de manière unilatérale sous l’effet d’une pression politique et non d’une décision artistique, provoquant aussitôt la démission des rapporteurs en musique. » Selon Éric de Chassey, « il n’y a eu aucune pression politique ni goût personnel dans cette affaire. Il y a eu un vote assez unanime sur ces candidatures ». Reste que la relation avec les pensionnaires semble globalement distendue. Chassey n’a pas reconduit la tradition d’exposer les artistes invités. Le Théâtre des expositions, structure temporaire inaugurée l’an dernier dans le parc, a disparu. La direction a choisi cette année d’orchestrer une exposition des pensionnaires dans l’Atelier du Bosco, sous la houlette d’un commissaire romain extérieur. « Éric nous considère comme de grands garçons autonomes, on n’a pas nécessairement un grand dialogue avec lui autour du travail, mais on peut lui proposer des projets, défend Romain Bernini. Tout est ouvert. Chaque pensionnaire qui le veut peut avoir des discussions intéressantes avec lui, mais il ne va pas forcément venir nous chercher. »
De l’entregent
Avec la Villa, Éric de Chassey a visiblement trouvé une taille d’institution adéquate, le privant certes de l’enseignement, mais permettant des passerelles entre recherche et création. Après avoir brigué par le passé la direction du Plateau-Frac Île-de-France ou du Musée de Villeneuve d’Ascq, aspirerait-il à une plus importante fonction institutionnelle ? D’après Christian Bernard, son entregent pourrait lui ouvrir les portes de grands établissements tel le Centre Pompidou. Sans trop convaincre, l’intéressé prétend vouloir retourner à l’Université à l’issue de son mandat à la Villa Médicis. « Je voulais un poste pour faire des choses précises ; ensuite je ne cherche pas un autre poste, je veux continuer à faire de la recherche, affirme-t-il. La direction d’un plus grand établissement public m’empêcherait de faire de l’histoire de l’art. » Il est certain que son ambition principale est d’ordre intellectuel. Ainsi publie-t-il en avril aux éditions Actes Sud Pour l’histoire de l’art. « L’histoire de l’art en France est encore très provinciale, pas assez intégrée dans les réseaux internationaux, trop crispée sur l’opposition entre l’Université et le musée, dénonce-t-il. Il y a des corps ultra-protectionnistes. Plus ils sont médiocres, plus ils se protègent. » Et de conclure : « Je trouve mortifère la passivité des étudiants voulue par beaucoup d’enseignants qui font ingurgiter des informations au lieu de donner des outils de réflexion. » Car s’il joue volontiers les bretteurs, Chassey aime aussi être contredit.
1965 Naissance à Pittsburgh (Pennsylvanie).
1997 Exposition « Abstraction-Abstractions : Géométries provisoires », Musée d’art moderne de Saint-Étienne.
1998 Publie La Violence décorative, Matisse dans l’art américain (éd. Jacqueline Chambon, Nîmes).
2005 Exposition « Stroll on » au Mamco à Genève.
2008 Exposition « Repartir à zéro, comme si la peinture n’avait jamais existé (1945-1949) », Musée des beaux-arts de Lyon.
2009 Directeur de la Villa Médicis, à Rome.
2010 Exposition « La pesanteur et la grâce, abstraction et spiritualité » au Collège des Bernardins, à Paris.
2011 Exposition « Europunk » à la Villa Médicis.
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Éric de Chassey - Directeur de la Villa Médicis à Rome
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Abonnez-vous dès 1 €Eric de Chassey © Photo Isabelle Waternaux
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°345 du 15 avril 2011, avec le titre suivant : Éric de Chassey - Directeur de la Villa Médicis à Rome