L’Union des artistes modernes sous le feu des enchères

«Une collection hors du commun ! » C’est en ces termes que François de Ricqlès, président de Christie’s France, décrit l’ensemble d’Art déco du château de Gourdon (Alpes-Maritimes), collecté en dix ans par Laurent Negro. L’hyperbole n’est pas sans rappeler celle utilisée par la maison de ventes pour qualifier la dispersion-fleuve de Pierre Bergé et Yves Saint Laurent en 2009. Mais le nom de Laurent Negro n’a pas la même aura que la griffe du couturier… 

Sur le plan quantitatif, cette vacation est plus volumineuse que celle de Claude et Simone Dray en 2006, laquelle avait totalisé 59,7 millions d’euros. Pour Gourdon, Christie’s s’en tient à une estimation de 35 à 40 millions d’euros, après avoir tablé sur 40 à 60 millions d’euros. Car, à la différence de la vente Dray, qui alignait des chefs-d’œuvre de l’Art déco classique, la vente Gourdon se veut un statement [déclaration] en faveur de l’Union des artistes modernes (UAM). Un mouvement pour lequel le marché est encore restreint. L’événement marquera-t-il la revanche des modernes sur les anciens et la rencontre entre deux types de collectionneurs qui se sont toujours royalement ignorés ? 

Premières laques industrielles
Bien que la répartition des lots dans les différents catalogues laisse parfois perplexe, des créateurs mineurs comme Djo-Bourgeois et René Coulon étant intégrés dans la vente dite « des chefs-d’œuvre du XXe siècle », l’opération aligne des pièces majeures tel le remarquable ensemble de Pierre Chareau. « On voit plus de Chareau en un jour qu’il n’en est passé en ventes en quinze ans, et j’avoue qu’il s’y trouve des pièces belles et rares », relève le collectionneur américain Bob Rubin, propriétaire de la « Maison de verre » de Pierre Chareau. Autre morceau de choix, le fauteuil Bibendum d’Eileen Gray, acheté chez Camard en 2003 pour 260 000 euros, est proposé sur une estimation de 600 000-800 000 euros. « On n’en connaît qu’un [qui soit] complet et d’origine. Il existe une autre paire, mais dont les piétements manquent. J’espère qu’un musée va le préempter », indique le marchand parisien Denis Doria. Parmi les pièces marquantes de l’UAM, on relève aussi le mobilier de salle à manger de Robert Mallet-Stevens et Marcel Breuer vers 1927. « Ce mobilier est un vrai jalon. Imaginer une étagère dissociée de l’enfilade était alors une première. Il s’agit aussi d’une des premières laques industrielles, souligne Denis Doria. Si j’avais encore un tel ensemble à la galerie, j’en demanderais plus d’un million d’euros. » Christie’s semble plus modérée dans son enthousiasme en misant sur 400 000-600 000 euros. 

« Effet dopant »
L’auctioneer offre souvent des estimations beaucoup plus basses que les prix payés par Laurent Negro, ce d’autant plus que certaines acquisitions sont très récentes, à l’instar de la console de Joseph Csaky, adjugée en juin 2010 chez Artcurial. Les pièces issues de la galerie Doria, qui constituent l’essentiel de la vente, ont aussi été négociées principalement entre 2000 et 2003. Non seulement les achats sont récents, mais dans de nombreux cas, Laurent Negro a surpayé les pièces – à l’inverse de Claude et Simone Dray, dont la collection avait été montée au creux du marché, en témoignant d’un grand flair commercial. « La plus-value sera peut-être moins importante que dans le cas de Dray, admet Sonja Ganne, spécialiste de Christie’s. Mais je pense qu’il y a de la marge pour les pièces issues de l’UAM. » Qu’en sera-t-il pour la table extensible de Charlotte Perriand, emportée pour 504 750 euros en 2009 chez Sotheby’s contre le collectionneur irlandais Joe Donnelly, et proposée cette fois 300 000-500 000 euros ? « Laurent Negro a fait un très bon achat. C’est une pièce que j’aurais aimé avoir, même si je m’occupe plutôt de l’après-guerre. Évidemment il l’a acquise il y a peu de temps, mais cela pourrait faire plus cher car c’est très rare », estime le marchand parisien Philippe Jousse. 

Pour les pièces issues de l’UAM achetées aux enchères, Laurent Negro n’a souvent affronté que deux ou trois compétiteurs. Ainsi pour le mobilier de la villa Cavrois (Croix, Nord) réalisé par Robert Mallet-Stevens, il a remporté la mise contre Yvon Poullain en 2003 chez Camard. Il s’est alors saisi d’une coiffeuse (330 000 euros) et d’une travailleuse de boudoir (220 000 euros). Ces deux pièces sont désormais estimées respectivement 200 000-250 000 euros et 100 000-150 000 euros. Ces objets pourront-ils refaire les mêmes prix qu’en 2003 ? Décédé au début de l’année, Yvon Poullain n’est plus là pour batailler… 

Pour les objets provenant du palais du Maharadjah d’Indore, le propriétaire de Gourdon s’opposait au cheikh Saoud Al-Thani du Qatar. Il lui a ainsi soufflé une paire d’appliques d’Eckart Muthesius pour 313 750 euros en décembre 2002 chez Sotheby’s. Celles-ci sont aujourd’hui estimées 200 000-300 000 euros. Il n’est pas certain que le cheikh Saoud soit prêt à revenir dans la course.

La capacité de la machine de guerre Christie’s à drainer des acheteurs inconnus des marchands d’Art déco reste néanmoins intacte. Ne serait-ce que pour la vente Dray, la maison de ventes avait convaincu des clients originaires du Liban, de Colombie ou encore de Hongkong. Il n’est pas non plus anodin que la vente se déroule au Palais de Tokyo et non au Grand Palais, comme ce fut le cas pour « Bergé-Saint Laurent ». Tout d’abord, l’architecture des années 1930 du bâtiment se prête au mobilier épuré qui y sera présenté. La location se révèle aussi autrement moins onéreuse qu’au Grand Palais. Mais surtout, le Palais de Tokyo offre un signal en direction des acheteurs d’art contemporain, lesquels n’hésitent pas à meubler leurs intérieurs avec du design des années 1950 fortement inspiré de l’UAM. « Il faut souhaiter que cette vente marche, car il y a quelques objets très importants. Tous les deux ans, on connaît une grande vente d’Art déco et le marché a toujours relevé le défi, insiste la galeriste parisienne Cheska Vallois. Quand les ventes sont bien organisées, il y a un effet dopant en galerie. Les grands résultats chauffent les gens, notamment les sous-enchérisseurs. »