L’artiste Takashi Murakami apparaît comme une réponse nippone au pop art américain. Portrait d’un chef d’entreprise touche-à-tout.
Superflat (super plat). Tel est le concept lancé par Takashi Murakami, qui expose au château de Versailles à partir du 14 septembre. Tel est aussi le niveau de l’échange avec l’artiste nippon, dont la conversation ne décolle jamais de la surface. Et de se rappeler cette phrase de Warhol : « Si vous voulez tout savoir d’Andy Warhol, regardez juste à la surface de mes peintures, de mes films, de moi-même, et c’est là que je suis. Il n’y a rien d’autre derrière. » À s’arrêter sur ses œuvres lisses, niaises ou « trashes », Murakami ne serait qu’un produit léché de la culture manga. À voir le businessman menant d’une main de fer une entreprise de cent dix employés, l’homme se serait juste ajusté au credo de Warhol : « Gagner de l’argent est un art, travailler est un art et faire de bonnes affaires est le plus bel art qui soit. » Mais les choses sont un brin plus complexes. Car, derrière Murakami, il y a le contexte d’une société japonaise d’après-guerre frustrée, humiliée. Cette dystopie trouve son incarnation chez les Otakus, individus claquemurés dans leur solitude, les yeux obsessionnellement rivés sur les dessins animés et jeux vidéo. De fait, Murakami serait moins la réponse que la revanche japonaise sur le pop américain.
Fils d’un chauffeur de taxi tokyoïte et d’une femme au foyer, l’artiste connaît une éducation à la dure. Après chaque visite d’exposition avec sa mère, il doit rédiger un petit texte, faute de quoi il est privé de dîner. Dès l’âge de cinq ans, le gamin avale des mangas et rêve de travailler dans l’industrie du dessin animé. Mais c’est dans la peinture classique du Nihonga que Murakami fera ses gammes, sans jamais se départir de sa fascination pour les formes d’expression des Otakus. À la différence d’un Roy Lichtenstein qui emprunte aux comics, le Japonais entend élever le statut des mangas. Bref, en reliant la peinture de l’ère Edo (1600-1868) et les créations des Otakus, Murakami rêve d’un nouveau japonisme, une ambition clairement nationaliste. Pour lui, l’esthétique infantile du manga jette les bases d’un art contemporain nippon, et critique une société elle-même immature.
La conquête du monde
À la manière d’un Walt Disney, l’artiste a créé des personnages : Miss Ko en 1997, puis, dans la foulée, Hiropon, du nom d’un stupéfiant interdit au Japon depuis 1952. À la donzelle aux seins débordants de lait, répond l’année suivante My Lonesome Cowboy, jeune homme éjaculant un lasso de sperme. Écolier moitié homme, moitié androïde, Inochi ravive en 2004 la fascination nippone pour les robots. Ébauché dès 1993, le personnage de Mr. Dob est un lointain cousin de Mickey Mouse. Mais avec le temps, la figure gentillette se dote d’un rictus carnassier.
Pour conquérir le monde, Murakami a compris qu’une panoplie de figurines ne suffisait pas. Il fallait aussi maîtriser les mécanismes du marché occidental et développer une stratégie globale touche-à-tout. Il réalise ainsi des publicités et se charge de la communication du milliardaire Minoru Mori pour l’inauguration du projet immobilier de Roppongi Hills à Tokyo. Invité en 2003 par le couturier Marc Jacobs, il produit plusieurs lignes de sacs pour Louis Vuitton (dont le styliste est directeur artistique des collections) et se fait connaître du grand public. La collaboration avec la marque a été si importante que, lors de son exposition au Museum of Contemporary Art (MoCA) de Los Angeles, en 2007, Murakami y a installé une boutique Vuitton. « Pour Takashi, le souvenir que les gens gardent d’une exposition, c’est un objet, un T-shirt, une carte postale, explique Paul Schimmel, directeur du MoCA. Peut-être la boutique est-elle l’élément le plus important de l’exposition. » Le propos serait de casser les barrières entre art populaire, produits dérivés et beaux-arts, un peu dans l’idée du Pop Shop de Keith Haring. Sauf qu’entre une toile, une figurine en trois cents exemplaires et un sac Vuitton, il y a toujours une différence : le prix.
Le sens des affaires
Pour imposer sa vision, Murakami a alors une carte inédite dans son jeu : la promotion d’autres artistes, via des expositions dont il est le commissaire, et le festival Gesai, lancé en 2002. Inspiré des tournois d’arts martiaux, cet événement sape les frontières entre professionnels et amateurs. Murakami possède aussi à Tokyo sa propre galerie où il cornaque la carrière de quelques protégés, comme Mr. et Aya Takano. Le fonctionnement s’avère plus professionnel que celui de la Factory warholienne, dont les artistes n’ont jamais acquis une reconnaissance durable.
Murakami s’est taillé un costume d’entrepreneur afin de mener de front toutes ses activités. « Il a toujours eu un grand sens du commerce, se remémore Masami Shiraishi, directeur de la galerie Scai the Bathhouse à Tokyo. À ses débuts, il est venu me vendre une petite pièce enveloppée dans un tissu. Il en demandait l’équivalent de cinquante euros. Je lui ai demandé s’il pouvait vivre avec ça. Il m’a dit non. Je lui ai proposé cent cinquante euros. Peu après, il a essayé de vendre une autre pièce à un ami pour deux cent cinquante euros ! » Depuis, l’homme d’affaires a fait du chemin, créant d’abord en 1996 une entreprise, Hiropon Factory, rebaptisée Kaikai Kiki Co Ltd en 2001. « À une époque, il y avait un examen d’entrée. Il fallait peindre un minitableau de champignon pour montrer sa rapidité et sa dextérité. Au dos des tableaux de Murakami, il y a toujours un générique avec le nom de ses assistants », rappelle son galeriste parisien Emmanuel Perrotin. Perfectionniste, le control freak, celui qui veut tout régenter, mène sa noria d’assistants à la baguette. Certains ne résistent pas au traitement. « Je gueule tous les jours, je déteste tout le monde, reconnaît-il. En collaborant avec LVMH, j’ai remarqué beaucoup de similitudes avec ma méthode de travail. Le but est de faire un défilé parfait et que les coulisses ne se voient pas. » De fait, Murakami mène une vie égocentrée proche de celle d’un otaku. « Il ne vit que pour ses projets, souligne Paul Schimmel. Que ce soit à New York ou à Tokyo, il vit dans son atelier. Il fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ne dort pas comme tout le monde, mais fait des courtes siestes. Takashi n’est pas normal ! »
La proie des critiques
Son aspect mièvre et commercial en a fait la bête noire des critiques d’art. « Comme pour Jeff Koons, certains espèrent que sa dernière exposition sera vraiment la dernière. Mais il rebondit toujours », affirme Paul Schimmel. Au Japon, les intellectuels et certains dessinateurs de bandes dessinées le méprisent royalement. Dans sa dernière série d’autoportraits, il se représentait en artiste vieillissant et bedonnant, écrivant sur un tableau que les Japonais trouvaient son travail insipide. Même ses partisans sont dubitatifs. « Il est très provocateur, il aime montrer la mauvaise part de lui-même. Mais je pense qu’il redeviendra artiste. Je l’espère en tout cas », confie Akira Tatehata, directeur du National Museum of Art d’Osaka. « Au Japon, je suis plus connu comme quelqu’un qui a le sens de l’humour et parle de choses drôles à la télévision ou à la radio, regrette Murakami. Je suis frustré, depuis longtemps, de ne pas être compris au Japon, que l’art ne le soit pas. » Il n’en est pas moins devenu un « monstre international », selon la formule de Jean-Jacques Aillagon, président du château de Versailles. Au point que certains lui ont prêté le souhait d’orchestrer un défi similaire à celui de Damien Hirst. « Lorsque, en 2008, Damien Hirst a orchestré la vente de ses propres œuvres, il s’agissait d’un grand coup. Je ne le ferai pas, car je ne serai pas le premier et cela ne m’intéresse pas, argumente-t-il. C’est comme ceux qui montent en haut du mont Everest. On inscrit dans le marbre le nom du premier qui a escaladé la montagne, mais les suivants sont oubliés. Si, un jour, je réalise un grand coup, ce sera autre chose. »
Le conquérant japonais a-t-il finalement pris sa revanche sur ses origines sociales ? « Il y a cinq ans, je pensais que je l’avais prise. Mais je n’en suis pas si sûr, constate-t-il. Mon objectif, maintenant, est de savoir comment ma firme peut survivre. » On se demande même s’il ne multiplie pas les projets dans le seul but d’entretenir sa structure. « Ma seule inquiétude, c’est qu’il se lance dans trop de projets, admet Emmanuel Perrotin. J’aimerais qu’il se ménage un peu, mais c’est un marathonien. » Si, en apparence, le coureur de fond a réussi, il a manqué son objectif initial. Son œuvre reste plus sirupeuse que subversive. Alors même qu’il voulait révéler la spécificité de la culture postmoderne nippone, il ne surligne finalement que son américanisation. Face à l’empire des images de l’oncle Sam, il n’a offert que d’autres figures, hybrides, sans les doter de signes ou de sens. Takashi Murakami n’a rien d’un artificier. Il sait juste en mettre plein les yeux.
1963 Naissance à Tokyo.
1996 Crée la Hiropon Factory.
2001 Crée Kaikai Kiki Co Ltd en place de la Hiropon Factory.
2002 Exposition « Coloriage » à la Fondation Cartier (Paris).
2002 Lance le festival d’art Gesai.
2003 Travaille avec LVMH.
2007 Exposition au Museum of Contemporary Art de Los Angeles.
2010 Exposition au château de Versailles (du 14 septembre au 12 décembre).
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Takashi Murakami - Artiste
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°330 du 10 septembre 2010, avec le titre suivant : Takashi Murakami - Artiste