CONQUES
Les vitraux de Pierre Soulages pour l’abbatiale Sainte-Foy de Conques ont été inaugurés le 17 juin. À cette occasion, nous avons demandé à Pierre Soulages comment il a conçu ses vitraux, et rendu à Conques sa lumière naturelle, en harmonie avec l’architecture de ce monument de l’art roman.
PARIS - Pierre Soulages, né à Rodez, a pour l’abbatiale Sainte-Foy de Conques un attachement qui remonte à l’enfance : "C’est là qu’un jour je me suis aperçu que l’art serait la chose la plus importante dans ma vie. J’ai commencé par évacuer les souvenirs d’enfance qui aurait pu m’entraver." Il lui fallait voir Conques "avec, en quelque sorte, un mètre à la main. Je me suis rendu compte que cette abbatiale avait des particularités que j’ignorais. Quand j’ai accepté cette commande – lancée par la Délégation des arts plastiques et la Direction du Patrimoine –, j’ai pensé qu’il y avait vingt-cinq à trente vitraux, et là, j’en ai trouvé quatre-vingt-quinze ; et en réalité, je me suis aperçu qu’il y en avait cent quatre, une heure après. Or, pourquoi tant d’ouvertures pour un bâtiment qui n’a que cinquante-six mètres de longueur ?
La basilique de Conques
Les fenêtres de la nef, côté nord, sont plus basses et plus étroites que celles du fond, plus hautes et plus larges, face au côté sud. Soulages en reste perplexe. Pourquoi le nord, habituellement sombre – et encore plus à Conques puisque tout un côté de l’abbatiale est adossé au versant de la vallée, alors que l’autre est très clair –, est-il si volontairement assombri ? Quand on demande à Soulages comment il explique ces disproportions, il évoque les réponses des médiévistes : "Pour Georges Duby, ce sont des raisons symboliques : le nord, c’est le côté de la mort, le sud, c’est le côté de la vie et de la lumière. Dans l’espace du sacré, c’est la lumière qui intervient."
Au transept, c’est l’inverse : "Le pignon nord du transept a des fenêtres largement ouvertes, et le pignon sud des fenêtres de même hauteur, mais bien plus étroites." Soulages, mesurant une fenêtre nord, et celle qui lui correspond au sud, trouve une différence considérable d’1,5 m2. Il se dit que "cette architecture, avec toutes ces dissymétries, est une architecture qui a été faite pour vivre avec la lumière."
Soulages ajoute que toutes les églises sont orientées à l’est. Cependant, Conques est orienté vers l’endroit précis où le soleil se lève le jour de la Sainte-Foy. Or, il y avait au IXe siècle à cet emplacement, une église consacrée à Saint-Sauveur, les fêtes de ces deux saints étaient distantes d’une dizaine de jours. La rigueur dans l’orientation fut alors si forte que lorsque Sainte-Foy fut construite, on s’obligea à changer de cinq degrés son orientation.
Respecter l’architecture
Soulages a tenu à inclure dans le livre Conques, les vitraux de Soulages1 des photos des murs pour montrer la couleur des pierres que l’on ne voyait pas assez auparavant, car les vitraux étaient colorés. "On était assailli par du rouge, du vert, du bleu, du jaune, d’un jaune très agressif, et les projections des couleurs sur les pierres étaient telles qu’on ne les voyait pas." L’architecture de Conques est composée de trois pierres : des calcaires ocre orangé, un grès ocre rouge, et des schistes bleus qui n’alternent pas – pierre sombre, pierre claire –, en tous cas jamais d’une manière aussi régulière qu’à Vézelay. Soulages a eu l’impression que cette alternance du clair et du sombre a été voulue par les maçons : "C’est un rythme qu’on trouve, qui se crée. Alors je me suis dit, il ne faut pas changer la couleur de ces pierres avec des vitraux de couleur." Il a souhaité utiliser une lumière naturelle, qui donne à voir cette architecture.
Pour chercher une lumière, il faut chercher un verre et pour cela s’aider des techniques les plus avancées. Soulages pense que toute la surface de la fenêtre doit apparaître comme émettrice de lumière. L’idéal serait proche de l’albâtre "dont la transmission diffuse de la lumière s’opère par la masse du matériau, et non par un état de surface. Mais l’albâtre donne une lumière jaunâtre, et influencerait les couleurs."
Dans sa quête de ce verre parfait, Soulages parcourt la France, l’Italie, l’Allemagne, puis se lance : "Je me suis dit : puisque cela n’existe pas, je veux le faire." À Marseille, au Centre international de recherche sur le verre (CIRVA), il commence à manipuler du verre. "Très vite, j’ai appris que le verre avait deux états : cristallisé ou transparent – qui est un liquide en surfusion disent les physiciens ; et que je pouvais peut-être faire coexister ces deux états dans la matière même." Il entrevoit la lumière qu’il peut obtenir. Puis, travaillant dans le laboratoire secret de recherche de Saint-Gobain, il manipule le verre avec l’aide d’un ingénieur et de verriers. La matière, c’est la lumière produite par le verre. Soulages pense alors qu’il lui faut éliminer les bordures, "cet espace qui cerne la fenêtre, et qui ôte de sa pureté à l’architecture". Georges Duby lui confirme qu’il retrouve la tradition des vitraux d’albâtre sans bordure.
Remise en ordre des barlotières
Il fallait aussi "remettre en ordre les barlotières", ces pièces de serrurerie qui maintiennent le vitrail. Il décide de les utiliser comme "un élément de l’organisation des formes". Soulages met en parallèle les dimensions de Saint Sernin, 120 m de long et une nef de 21 m de hauteur, et celles de Conques, longue de 56 m et plus étroite, avec une nef de 22,10 m, soit 1,10 m de plus. C’est la verticale qui domine. Il choisit donc pour les barlotières des horizontales, toujours en nombre pair. Il lui fallait rythmer les barlotières pour l’ensemble de l’édifice, en pensant à la lumière. Les lignes dessinées par les plombs sont des obliques : "J’ai, toujours, calculé la direction des obliques en fonction des proportions de chaque fenêtre, inscrite dans un rectangle dont j’étudiais les propriétés." Soulages s’aperçoit que l’oblique est une ligne du monde de la lumière : "On ne peut jamais penser la lumière sans l’ombre, et il y a toujours une oblique qui sépare l’ombre et la lumière."
Est-ce pour cela qu’il a choisi l’oblique ? Peut-être. Mais il lui faut une modulation de la lumière : "Je suis parti des grains de verre que j’ai assemblés dans des moules très grands, jusqu’à un mètre cinquante ; une fois que j’y ai mis les grains de verre, je me suis arrangé, dans certaines conditions, à très haute température, pour faire adhérer ces grains les uns aux autres. Mais juste avant la température de fusion, j’ai cherché, dans certaines conditions assez complexes, à produire une cristallisation à l’interface des grains. À partir du moment où j’avais acquis cette possibilité, j’avais trouvé la modulation, car si je mets les gros grains d’un côté du moule, et les petits grains de l’autre, là où il y a de petits grains avec beaucoup de cristaux, la lumière passera plus difficilement, et là où il y a de gros grains, elle passera plus facilement."
Soulages découvre une propriété étonnante du verre : "Lorsque la lumière passe facilement dans une zone du verre, elle a la couleur de la lumière naturelle, c’est du bleu. Mais là ou elle passe moins bien, vu de l’intérieur, il manque du bleu puisqu’elle est réfléchie à l’extérieur. Cela donne des tons chauds et crée un rapport chaud-froid. On passe ainsi de la luminescence au chromatisme". Soulages se servira de ce phénomène.
À l’extérieur ce seront des surfaces colorées, obtenues avec un verre absolument blanc : "Ce que j’obtiens à l’extérieur, c’est une des variations de la lumière naturelle réfléchie, elle est bleue, comme c’est le cas les trois-quarts du temps ; mais la lumière naturelle évolue avec la course du soleil, si elle est orangée, il y a des réflexions de cette couleur. Ces couleurs s’associent aux couleurs de l’architecture, quand la lumière est bleue avec les ardoises du toit ou les schistes bleus, orangée avec les calcaires orangés. J’ai l’accord bien connu : orange-bleu."
Soulages a choisi une démarche qui correspond à sa manière de créer : concevoir dans la matière même, comme il travaille sa peinture.
(1) Conques, les vitraux de Soulages. Préface de Georges Duby. Textes de Christian Heck, Pierre Soulages. Entretien avec le peintre verrier Jean-Dominique Fleury. Seuil, Paris. 195 F.
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Quand Soulages manipule le verre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°5 du 1 juillet 1994, avec le titre suivant : Quand Soulages manipule le verre