Les relations artistiques entre la France et les États-Unis sont émaillées de malentendus et de retards qui ont parfois empêché une compréhension réciproque. La rétrospective Morris Louis à Grenoble est tardive (le peintre est décédé en 1962) mais salutaire, et offre l’occasion de s’interroger sur quelques aveuglements de l’histoire contemporaine.
Après la Deuxième Guerre mondiale, New York a succédé à Paris dans le rôle-titre de capitale de l’art. Dans la vulgate contemporaine, teintée de mythologie, cette succession constitue un moment crucial. Faut-il voir dans ce seul fait la cause première des relations contradictoires que les deux villes n’ont cessé d’entretenir depuis lors ? Ou d’autres raisons plus difficiles à cerner sont-elles responsables des mésinterprétations, des incompréhensions, voire des mouvements de méfiance qui les caractérisent ? L’œuvre de Jackson Pollock, plus qu’aucune autre aux États-Unis, a provoqué un séisme dans l’art vivant de l’époque. Mais, à quelques exceptions près, l’onde de choc n’en a été enregistrée que par de rares témoins sur le Vieux continent. Toutes choses étant égales par ailleurs, le même retard a caractérisé la réception des artistes américains qui ont repensé la peinture à partir de l’expérience de Pollock. Dans la critique française, Michel Tapié fut encore une fois un pionnier et sut percevoir l’ampleur des bouleversements qui se préparaient alors.
Un cas exemplaire
Le souci de préserver la prééminence de l’art européen fut fatale à la découverte de nombreux artistes américains des années cinquante et soixante. Les temps ont finalement changé et, depuis une vingtaine d’années, de nombreuses rétrospectives ont favorisé en France une meilleure connaissance globale de l’art américain. Il reste pourtant bien des zones d’ombre qui continuent d’obscurcir l’espace transatlantique. Tel est le cas, exemplaire à bien des égards, de Morris Louis, qui fut, dès 1953, ardemment défendu par le pape de la critique new-yorkaise Clement Greenberg.
Présenté comme l’un des héritiers légitimes de Pollock, Greenberg voyait dans l’œuvre de Louis une rupture aussi brutale qu’essentielle avec l’esthétique cubiste. "Le dégoût que lui inspirait le Cubisme, écrivait-il en 1960, était en fait dû au dégoût qu’il éprouvait pour le sculptural. Le Cubisme supposait la représentation de formes, et donc l’élaboration d’armatures faites d’ombres et de lumières. La couleur supposait la représentation de plages et de zones, mais aussi leur interpénétration. Ce sont des considérations de ce genre qui ont permis à l’artiste, mais aussi à son don pour la couleur, demeuré jusqu’alors latent, de s’exprimer." En fait, Louis est tout aussi redevable de son style à sa réflexion sur l’esthétique d’un autre monstre sacré de la peinture française : Henri Matisse.
Commissaire de l’actuelle exposition, qui a d’abord été présentée à Münster en Allemagne, et directeur du Musée de Grenoble, Serge Lemoine souligne dans la préface du catalogue le poids de cette dette vis-à-vis de la tradition française qu’ont contractée Morris Louis et Kenneth Noland à l’enseigne du Color Field. Raison de plus, raison essentielle, de lire avec quelque légitimité leur œuvre à la lumière de cette tradition et d’en relever les échos dans la production européenne contemporaine. Occasion unique de comprendre les écarts qui séparent l’art sur les deux continents. Si le Color Field reste une référence constante dans les débats qui portent sur l’art de cette période, on s’étonnera d’autant plus de la négligence dont cette peinture, à la fois romantique et formaliste, a été l’objet.
Critique du modernisme
La simple lecture de la chronologie des expositions de Morris Louis dans le monde édifiera le lecteur. Depuis les années soixante, ses œuvres sont exposées régulièrement et acquises dans les pays nord-européens, mais avec une étrange parcimonie, c’est un euphémisme, dans les musées français. Même "Paris-New York", l’exposition désormais fameuse présentée par Pontus Hulten au Centre Georges Pompidou en 1977, ne comportait qu’un seul tableau. Au chapitre des acquisitions, le bilan est encore plus accablant : Serge Lemoine rappelle que la première œuvre a été acquise en 1987 par le Musée d’art moderne de Nice, suivie de trois autres actuellement en dépôt au Musée de Grenoble. Curieux oubli dans lequel on pourrait voir un nouveau symptôme d’un nationalisme culturel mal compris.
Car, en dehors des évidentes affinités avec l’art français, l’œuvre de Morris Louis a gardé tout son pouvoir de séduction par la couleur, ce qui ne serait rien si elle ne possédait en outre un immense pouvoir de conviction qui tient à une rigoureuse et poétique construction de l’espace pictural. Au-delà du différend franco-américain, il s’agit aussi de relire une telle œuvre, comme le propose Eric de Chassey, sans s’en tenir à une stricte perspective moderniste qui en a, dans une certaine mesure, limité l’impact. "Depuis la fin des années soixante, écrit-il dans le catalogue, et avec plus d’ampleur depuis les années quatre-vingt, à partir du moment où le récit moderniste qui sert de soubassement à cette mise en valeur a été remis en question, on a assisté parallèlement à une révision du statut de Louis, qui s’est trouvé rabaissé au rang d’artiste mineur." Si Morris Louis fut ces dernières années en "mauvaise posture", la rétrospective ambitieuse du Musée de Grenoble donne les moyens de lui attribuer sa juste place dans l’aventure de la peinture moderne.
MORRIS LOUIS, jusqu’au 16 décembre, Musée de Grenoble, tlj sauf mardi, 11h-19h, mercredi jusqu’à 22 h. Catalogue sous la direction de Serge Lemoine, avec des contributions de Henri de Buretel, Éric de Chassey, Thierry Dufrêne, et une anthologie critique, éditions de la Réunion des musées nationaux, 144 p., 180 F.
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Morris Louis en rupture
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°30 du 1 novembre 1996, avec le titre suivant : Morris Louis en rupture