Bruxelles fait revivre la mythique Factory d’Andy Warhol, à la fois atelier, laboratoire, centre de production et lieu de rencontre mondain. Celle-ci méritait parfaitement son nom, comme le montre l’exposition qui lui est consacrée au Palais des Beaux-Arts, en collaboration avec le Musée Guggenheim. Outre les peintures et les programmes de films, de très nombreux documents renouvellent l’image contrastée de la société warholienne.
L’art d’Andy Warhol est peut-être, poussé à son plus haut degré de sophistication, l’art du malentendu entre une œuvre polymorphe et son public. Du monde de la publicité et de la mode au monde de l’art, Warhol a jeté des passerelles singulières et ambiguës qu’il a méthodiquement brûlées derrière lui, sans jamais signaler son forfait. Ce qui fait que, a priori redondante et simpliste, son œuvre picturale est en réalité un labyrinthe où l’on ne s’engage pas sans le risque de perdre à la fois les repères d’une culture populaire et le jugement issu d’une esthétique séculaire. Avec une intelligence qui répugnait à s’affirmer trop haut, il a multiplié des paradoxes dont la valeur d’usage paraissait improbable et dont il était le seul à pouvoir s’assurer la maîtrise. “Faire de l’art commercial, disait-il ainsi en 1963, était machinal au niveau du processus, mais sentimental quant à l’attitude adoptée.” Mécanique mais émotionnelle, prévisible mais toujours inattendue, la peinture de Warhol domine de très haut l’époque qu’elle feignait d’illustrer.
Visages de la vanité
L’exposition du Palais des Beaux-Arts, qui articule œuvres, documents et films dans un accrochage parfois trop resserré, a le premier mérite de représenter l’univers warholien dans toute sa complexité sociale et intellectuelle. Sur les murs tapissés des différents papiers peints produits par Warhol (les vaches, les “Mao”, les poissons…), sont rassemblées des dizaines de photographies où la population de la Factory prend la pose. Écrivains, actrices, chanteurs, stars éphémères, travestis, dandys, “vitelloni” de toutes sortes constituent une faune étrangement hallucinée sous l’objectif de photographes presque toujours excellents. On retrouve les compagnons les plus déterminants de cette épopée urbaine : Truman Capote, Gérard Malanga – auquel une exposition est consacrée au Botanique –, Billy Name, Henry Geldzhaler, la changeante Edie Sedgwick, Denis Hopper, Lou Reed, Joe Dallesandro, Jonas Mekas... On y voit surtout le maître des lieux, qui ne craint pas de préserver un visage adolescent ou goguenard, en groupe comme dans les remarquables séries d’autoportraits en Photomaton. Ces dernières photographies témoignent de la capacité de Warhol, loin d’un narcissisme primaire, à creuser sa propre image en la projetant dans un temps perdu qui anticipe obsessionnellement la mort.
Hormis quelques objets inutiles (la robe et la guitare de Sterling Morrison, du Velvet Underground), cette rétrospective documentaire évite le piège du fétichisme et permet de mieux comprendre la fonction même de la Factory. Elle était pour Warhol la scène d’un théâtre permanent, un poste d’observation autant que de production. “Je n’ai pas vraiment le sentiment que tous ces gens qui travaillent avec moi à la Factory me tournent autour. C’est plutôt moi qui leur tourne autour.” Accompagné presque en permanence de son Polaroïd et de son magnétophone, l’artiste pouvait à tout moment capter les signes d’existences vampirisées par les illusions de la vanité qu’il rejetait ou gravait sans complaisance.
La cruauté et la bienveillance font jeu égal dans toute son œuvre, mais les fameux “screen tests” comme ses films plus élaborés révèlent sur un mode très direct cette ambivalence. Le second mérite de l’exposition est précisément de donner à ces moments de cinéma une place qui est à tous égards comparable et compatible avec la peinture. Le très impressionnant Outer and Inner Space (1965), que l’on voit pour la première fois en Europe, occupe une salle entière et s’offre comme un tableau d’un stupéfiant classicisme. Cette exposition témoigne beaucoup moins d’un supposé élargissement du territoire de l’art qu’elle ne démontre l’extraordinaire puissance du temps de l’image que Warhol a su dominer, aussi bien avec la peinture, la photographie ou le cinéma, avec le détachement propre au génie.
Les continents s’exposent à Bruxelles. L’Amérique est représentée par deux artistes contemporains. Le Vénézuelien Jesus Rafael Soto propose une rétrospective de son œuvre, de la première Vibration (1957) aux derniers Pénétrables créés pour l’occasion. Le Canadien Michael Snow offre un aperçu de son travail photographique depuis 1962. L’Afrique et l’Asie sont également présentes à travers l’artisanat du Maroc et du Japon. - Jesus Rafael Soto, jusqu’au 11 juillet, Banque Bruxelles Lambert, 1 rue du Trône, tlj 10h-18h. - Mingei, l’art populaire japonais, jusqu’au 29 août, Tour japonaise, Musées royaux d’Art et d’Histoire, 44 avenue Van Praet, tél. 32 02 268 16 08, tlj sauf lundi 10h-16h45. - Michael Snow, jusqu’au 5 septembre, Palais des beaux-arts, 10 rue Royale, tél. 32 2 507 84 66, tlj sauf lundi 10h-18h. - Splendeurs du Maroc, jusqu’au 5 décembre, Musée royale de l’Afrique centrale, Leuvensesteenweg 13, 3080 Tervuren, tél. 32 02 769 52 11, tlj sauf lundi 10h-17h.
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Bruxelles, l’usine Warhol
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Abonnez-vous dès 1 €- ANDY WARHOL, A FACTORY, jusqu’au 19 septembre, Palais des Beaux-Arts, 23 rue Ravenstein, Bruxelles, tél. 32 2 507 84 66, tlj sauf lundi 10h-18h, vendredi 10h-20h. Catalogue sous la direction de Germano Celant. - Le Musée du Cinéma (9 rue Baron Horta, Bruxelles, tél. 32 2 513 12 72) propose cet été une rétrospective des films d’Andy Warhol.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°86 du 2 juillet 1999, avec le titre suivant : Bruxelles, l’usine Warhol