MONDE
Adoptée à Rome en juin 1995, la convention Unidroit vise à lutter contre le vol et le pillage des œuvres d’art et à favoriser la restitution des objets culturels volés ou illicitement exportés. Ce texte n’a pour l’instant été ratifié que par huit États dont un seul membre des Communautés européennes, l’Italie. La France pourrait, dans les prochains mois, rejoindre ce petit groupe. Un projet de loi de ratification de cette convention a, en effet, été déposé devant l’Assemblée nationale en janvier 2001 et un rapporteur, Yves Dauge, a été nommé. Pour tenter d’éclaircir les thèmes du débat et confronter les points de vue des parties, qu’elles soient favorables ou opposées au traité, le Journal des Arts a réuni, autour d’une table ronde organisée le 17 mai dans nos locaux, six personnalités du monde de l’art dont vous découvrirez ci-dessous les positions.
Quelle est votre position, votre philosophie à l’égard de la convention Unidroit ?
Me Chazal
Je veux bien prendre la parole le premier pour exprimer les réserves qu’inspirent la convention Unidroit et plus précisément le chapitre III permettant le retour dans le pays d’origine d’un bien culturel illicitement exporté. De quel bien s’agit-il ? La convention Unidroit, après avoir énuméré différentes catégories de biens – énumération qui pourrait être considérée comme limitative – contient in fine une formulation aussi générale qu’imprécise : “tout bien culturel significatif”. C’est une expression qui ne veut pas dire grand-chose : sur quel critère se fondera-t-on pour déterminer ce qui est significatif ou ce qui ne l’est pas ? Quel bien culturel pourrait échapper à cette catégorie ? Déjà, sur la fameuse “liste rouge” de l’Icom figurent les bijoux afghans. Un bien artistique modeste, mais ayant à un titre quelconque un intérêt ethnologique, pourrait être considéré comme rentrant dans le champ de la convention Unidroit. En réalité, peu de biens culturels échapperont à une action en restitution et la preuve qu’un bien culturel n’est pas significatif pour l’État demandeur sera difficile à apporter, ceci d’autant plus que la convention Unidroit ne contient aucun critère explicitant la formule. C’est la principale critique que l’on peut faire à cette convention. Au contraire, la réglementation européenne dans la directive du 15 mars 1993 relative à la restitution de biens culturels ayant quitté illicitement le territoire d’un État membre – reprise en France par la loi du 3 août 1995 – ne concerne pas n’importe quel bien culturel fût-il significatif mais ne vise que les biens culturels classés comme trésors nationaux. En application de la convention, la juridiction saisie de la demande de restitution sera obligée d’appliquer la législation du pays d’origine ; c’est elle qui définira les conditions d’exportation du bien culturel. Dans sa législation, qui pourra d’ailleurs varier, le pays d’origine pourra par principe interdire toute exportation de biens culturels en se fondant sur la nature du bien et non pas sur son importance, interdisant ainsi toute transaction sans distinction de la valeur du bien. La convention ne contient aucune obligation à la charge des États relative à la conservation de leur patrimoine et à l’organisation d’un marché licite. Il est probable que la convention sera utilisée, au terme d’un véritable détournement de procédure, par des États bien éloignés de nos conceptions démocratiques pour engager des actions en restitution qui ne répondront pas à un réel souci de protection d’un patrimoine mais seront inspirées plutôt par des raisons idéologiques, politiques ou religieuses. Certes, la convention prévoit l’indemnisation des propriétaires évincés. Mais, cette indemnisation, s’agissant d’un bien illicitement exporté, est impossible. En effet, si l’article 6 de la convention pose le principe de l’indemnisation, l’alinéa suivant en rend l’application illusoire puisqu’il devra être tenu compte des circonstances de l’acquisition et notamment du défaut du certificat d’exportation. En somme, le possesseur d’un bien culturel devant le restituer, parce qu’il a été illicitement exporté, ne peut être indemnisé que s’il a pris la précaution en achetant ce bien de s’assurer de l’exportation licite de l’objet. Comprenne qui pourra ! Ces dispositions sont d’ailleurs contraires à notre droit et à notre Constitution, puisque le droit français prévoit qu’en matière de meuble la possession vaut titre, sauf s’il s’agit d’un bien volé ou perdu (et non pas illicitement exporté). Et la Constitution de 1958 se réfère expressément à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui, dans son article 17, garantit le droit de propriété et indique que nul ne peut en être privé sauf en cas de nécessité publique et sous condition d’une juste et préalable indemnité. Le texte d’Unidroit est inspiré par une idéologie certes généreuse mais irréaliste. Malgré une longue gestation, on peut dire que la rédaction de ce texte a été quelque peu bâclée, ainsi que l’ont reconnu certains participants à son élaboration qui ont relaté les circonstances de son vote nocturne et la pression pour conclure très rapidement après des années de discussion. J’ajouterai pour terminer que cette convention me semble aller tout à fait à l’encontre de la notion de patrimoine mondial de l’humanité, qui suppose – s’agissant d’œuvres d’art – la circulation et l’échange, puisqu’elle permet au pays d’origine de mettre au point une législation concrétisant une véritable prohibition culturelle. Faudra-t-il prendre l’avion et se rendre à Lagos pour connaître la culture Nok ? Comment concevoir l’enrichissement futur de nos musées qui doivent tant aux collectionneurs passionnés inspirés par l’amour, en dehors de toutes spéculations financières ?
Jean-Yves Marin
Pour avoir assisté à toutes les réunions qui ont précédé l’élaboration de cette convention, je puis vous assurer qu’elle n’a pas été bâclée du tout. Nous avons commencé à travailler en 1991, elle a été achevée en 1995. À quoi servent les conventions internationales ? L’état du patrimoine dans le monde révèle que de plus en plus d’objets circulent dans des conditions dramatiques. Les conventions internationales permettent de trouver une base minimum commune acceptable par tous. L’objet archéologique, le premier concerné avant de pouvoir être admiré, doit avoir été sorti de terre, dans de bonnes conditions, puis étudié et inventorié. L’Afrique compte d’ailleurs de plus en plus d’archéologues professionnels, et de bons inventaires existent dans les deux tiers du continent. Le pillage porte atteinte à l’histoire d’un pays. Tout peuple a le droit à la restitution de son histoire. Même si cette convention n’est pas parfaite, elle constitue cependant un grand pas en avant. Certains craignent qu’Unidroit ne porte atteinte au marché. Or, les objets archéologiques mis en cause par cette convention ne représentent même pas 3 % du marché.
Christian Deydier
Je suis surpris de ce que vous dites, c’est bien la preuve que vous ne connaissez rien du marché. Vous n’avez pas compris la convention, qui est pourtant bien claire. Elle précise “tout bien culturel représentatif”, cela ne veut pas dire obligatoirement un objet archéologique, ça peut demain qualifier un stylo à bille, le premier stylo à bille Bic, le premier rasoir jetable sera également un bien culturel représentatif dans la convention Unidroit. J’ai financé par mécénat deux campagnes de fouilles en Chine. Lors de la première, 80 fresques murales furent découvertes. Les archéologues chinois ont utilisé des barres à mine pour les décoller. Une grande partie fut détruite. Lors de la seconde campagne, les Chinois ont accepté la venue de deux techniciens français. Ces derniers ont préparé et découpé les fresques mais, dès qu’ils eurent le dos tourné, les Chinois les détruisirent par incompétence. De même, 700 des 900 statues en terre cuite furent cassées pendant l’emballage et le transport. Aux Indes, les archéologues indiens voulant nettoyer certaines fresques d’Ajanta, les ont purement et simplement effacées. Il existe de nombreux exemples similaires à travers le monde. Avec la convention Unidroit, tous les acteurs du marché de l’art vont être considérés comme des trafiquants et des voleurs. Le marché de l’art a même été accusé d’être “la deuxième source de criminalité organisée au monde”. Or, selon les chiffres officiels anglais, la totalité du marché de l’art mondial représente 140 milliards de francs, la partie illicite de ce marché de l’art n’en représente qu’une infime portion, loin derrière les 1 710 milliards de francs générés par les trafics d’armes et d’êtres humains, ou les 540 milliards de la drogue. De plus, ne croyez-vous pas qu’il soit préférable que les objets soient en Europe ou aux États-Unis, plutôt qu’en Afghanistan ? Qu’a fait l’Icom dans ce pays ? Il serait également intéressant de savoir quelle sera l’application de la convention Unidroit en France si elle est ratifiée, et quelles en seront les conséquences du point de vue du droit français.
George Ortiz
À l’origine, les conventions Unesco de 1970 et Unidroit de 1995 avaient des motifs humanistes, nobles et positifs. Les résultats sont déplorables, et n’ont malheureusement pas été à la hauteur de ces ambitions. Unidroit a vu le jour parce que la convention de l’Unesco est restée lettre morte, à l’exception d’un pays, le Canada. Unidroit et la convention Unesco présentent les mêmes défauts. L’histoire n’a pas été prise en considération. L’art a toujours circulé librement véhiculant un message de compréhension entre les peuples. Il constitue un patrimoine universel. Pourquoi, une loi s’avère-t-elle soudainement nécessaire ? L’art doit être préservé, il y a obligation de conserver, protéger, restaurer, exposer, publier et partager. Ces conventions n’en tiennent pas compte. Lorsque l’on parle du retour des objets dans leurs pays d’origine, il faudrait plutôt parler de leurs terres d’origine. Car les pays, les religions, les frontières, les ethnies et les races ont changé. Comment allez-vous protéger l’art des dépravations dues aux révolutions, aux guerres, aux événements politiques ? Il faudrait d’abord étudier la réalité à la base en tenant compte de l’histoire. Avant d’être un objet d’étude scientifique, l’art est avant tout source d’émotion. Depuis la Révolution française, on a détruit les mythes, les structures d’autrefois que l’on a remplacés par le “logos”, la raison. Où cela va-t-il nous mener ? Les Espagnols, en Amérique latine, ont brûlé les manuscrits Maya et fondu les statues en or. C’était politiquement correct ; l’Unesco n’aurait rien pu faire. En Bosnie, comment empêcher les orthodoxes serbes de détruire les mosquées, les musées et les bibliothèques musulmanes ? En Afghanistan, les partisans de Massoud et les représentants des talibans ont demandé il y a quelques années à l’Unesco de sauver les richesses afghanes. Les Grecs détruisent Marathon, site historique et archéologique. L’Unesco a voulu classer le site mais les Grecs ont refusé à cause des Jeux olympiques. Le collectionneur est honni, considéré comme un criminel, alors qu’il remplit une fonction sociale primordiale dans la sauvegarde du passé. Il est un filtre vers les collections publiques, car tous les objets des grandes collections finissent dans les musées. Ce qui compte, c’est l’avenir de l’humanité, de l’art, de l’humanisme. L’art est la propriété de tous, c’est un message universel.
Germain Viatte
En tant que responsable de musée, je dois rappeler que les musées ont des responsabilités majeures : sauvegarde, protection et étude des patrimoines, transmission et partage. Le patrimoine public résulte de l’initiative privée, même si dans un certain nombre de pays, les gouvernements ont fait des efforts d’acquisition considérables, notamment en France. C’est la sensibilité, l’engagement des individus, qui a constitué le patrimoine. Les collectionneurs ont à jouer un rôle fondamental dans le développement des collections nationales. Les grands musées et les grandes nations ont une notion universelle du patrimoine, une mission de responsabilité universelle. La dispersion des patrimoines de certaines nations non occidentales s’est effectuée depuis très longtemps, au contact et au profit de l’Occident et au bénéfice de la connaissance. Ces contacts ont été de toutes sortes : confessionnels, militaires, économiques, scientifiques. L’un des défauts des dispositions préconisées par des instances internationales est de mêler déontologie, approche scientifique et approche juridique. Ce sont des domaines différents. Sur le plan de la déontologie, le vol est bien sûr scandaleux, le gâchis archéologique l’est tout autant, mais les situations juridiques et politiques varient selon les pays et évoluent. Prendre des dispositions générales vis-à-vis de situations particulières est assez dangereux. Dans toute l’Afrique, les bouleversements de la société, liés à la colonisation, à l’islamisation ou à la christianisation, à la modernisation, ont provoqué des déséquilibres de toutes sortes, dans les convictions idéologiques, dans la perception et la gestion des patrimoines. La déontologie a bien du mal à retrouver ici ses petits. Il faut donc réfléchir sur nos responsabilités, sur la réalité du partage avec les héritiers, et parler, comme le suggère George Ortiz, de la terre d’origine plutôt que des pays. C’est l’un des problèmes de la décolonisation ; les pays qui en sont issus ne correspondent ni aux ethnies, ni aux croyances, et leurs difficultés proviennent en partie d’un découpage qui leur a été transmis mais qui ne traduit pas des frontières culturelles anciennes. Je ne serai pas aussi optimisme que Jean-Yves Marin sur la situation de l’archéologie en Afrique, qui est assez calamiteuse. Mais il est vrai qu’il y a des professionnels sur place qui veulent assurer leurs responsabilités de protection du patrimoine et qui doivent participer au développement de la connaissance. Ces personnes peuvent jouer un rôle très important, un rôle de veille documentaire pour qu’effectivement des inventaires soient établis dans de bonnes conditions. Il nous faut les aider. Nous sommes dans une situation très complexe où la transformation fondamentale des sociétés au contact de la modernité, en Afrique ou ailleurs, a provoqué la perte des identités spirituelles, la perte du sens du patrimoine originel, l’arrivée massive de nouveaux types de comportement. Notre obligation, en tant que nations très organisées dans ces domaines, est plutôt d’aider à une nouvelle prise de conscience de génération en génération. J’ai eu l’occasion de constater ce choc des transformations dans un village perdu du Nigeria, dont je connaissais les structures anciennes à travers des photos prises en 1962 par un archéologue et ethnologue polonais. La population avait été convertie, le village rasé et déplacé, et il ne restait rien de ce qui avait été saisi par l’objectif il y a seulement quarante ans. Mais j’ai été très frappé par la fascination qu’exerçaient ces photographies sur les jeunes. Il me semble que notre devoir est de prendre en compte ce caractère évolutif, et d’éviter que des dispositions répressives internationales n’aillent, par leur inefficacité sur place, à l’encontre de l’assainissement d’une situation dont on connaît l’extrême complexité.
Francine Mariani-Ducray
Nous avons tous une conscience de ce qu’est le patrimoine universel. C’est une préoccupation qui est générale et partagée. Il arrive aux archéologues de constater que des fouilles ont été pillées par les responsables mêmes de la sécurité locale. Nous avons tous – personnes privées ou de l’Unesco – été désolés par l’affaire des bouddhas afghans. La presse française a rapproché le drame des bouddhas de celui des femmes afghanes, ce qui est assez juste. Je crois qu’il faut rapporter à ses justes proportions à la fois la convention Unesco de 1970 et la convention Unidroit de 1995 dont le gouvernement s’apprête à proposer la ratification au Parlement prochainement. Nous ne faisons qu’appliquer par l’intermédiaire de ces instruments internationaux des principes que nous nous attachons les uns et les autres à reconnaître. Ainsi, nous ne souhaitons pas en France que l’on nous vole, en tant que propriétaire privé, ou qu’on vole dans les collections publiques imprescriptibles. Nous ne voulons pas que notre sol soit fouillé de manière illégale, et nous ne voulons pas, évidemment, que des biens soient exportés illégalement au regard de notre législation nationale sur les trésors nationaux. La convention Unidroit prévoit des procédures pour mettre en œuvre des principes qui ont été introduits dans la convention de l’Unesco il y a de longues années. Elle fait passer devant les juridictions des pays où se trouvent les biens la revendication soit des propriétaires – lorsqu’ils s’estiment volés – soit des pays, des États, lorsqu’ils jugent que le bien qui se trouve dans le pays de résidence dudit bien, en quelque sorte, est sorti illégalement de leurs frontières. Les juridictions de l’ensemble des pays sont les gardiennes d’une application respectueuse du droit de la propriété des possesseurs de bonne foi et, par conséquent, de la sécurité des transactions. (...) Ces instruments juridiques, à eux seuls, ne résolvent pas les problèmes dramatiques que sont la disparition ou la destruction d’un patrimoine qui est non pas celui situé à l’intérieur de nos frontières, mais celui de la terre entière, dont la taille se rétrécit à vue d’œil.
Est-ce que la convention ne va pas créer des problèmes de revendication de musées, par exemple de musées de Venise et Florence, d’œuvres qui ont été ramenées par Napoléon lors de ses campagnes et qui sont actuellement au Louvre ?
Francine Mariani-Ducray
Elle n’est pas rétroactive. La convention Unesco était assez claire déjà à l’époque, me semble-t-il, et la convention Unidroit dit clairement qu’elle ne s’applique qu’aux biens volés ou illicitement exportés, ce qui est, moralement, difficilement contestable, et qu’elle prendra effet dans les six mois postérieurs à sa ratification, et dans nos relations avec les pays qui l’ont ratifiée. Il n’y a donc pas d’insécurité pour les enrichissements passés des patrimoines.
Cet outil va-t-il permettre de combattre le commerce illicite, tout en permettant aux musées de continuer de s’enrichir ?
Me Chazal : Bien évidemment non. Un bien culturel ne pourra circuler que s’il est accompagné au fil des ans de son certificat d’exportation d’origine ; certificat d’exportation qui pourra d’ailleurs, comme la pratique l’a prouvé, être contesté, sous toutes sortes de motifs (tampon périmé, contestation du pouvoir du signataire...). Les musées qui doivent tant à la générosité des collectionneurs verront les legs dont ils ont toujours largement bénéficié se réduire considérablement. La convention aura également un effet négatif sur l’application de la loi instituant les dations en paiement pour régler les droits de succession, dations qui ne peuvent porter que sur des œuvres de première importance. La possibilité de prohiber l’exportation de tout bien culturel dit significatif, sans critère de distinction et sans organisation d’un marché licite, ne pourra que développer un marché clandestin réservé de surcroît aux plus fortunés. Cette convention peut aboutir au résultat contraire au but recherché.
Christian Deydier
Vous avez dit qu’Unidroit n’avait pas d’effet rétroactif, ce n’est pas tout à fait exact. Pour un objet prétendument illicitement exporté, conservé actuellement dans un musée ou publié, il est exact qu’il n’y aura pas d’effet rétroactif puisque l’on pourra prouver qu’il est dans l’inventaire du musée depuis un certain nombre d’années et qu’il a été exporté bien avant la ratification d’Unidroit. Mais qu’en sera-t-il d’un objet anonyme, acquis dans les années 1930 par un membre de votre famille ? Dans ce cas Unidroit aura un effet rétroactif car, en l’absence de documents d’achat ou d’exportation de l’époque, à un moment où l’exportation n’était vraisemblablement ni réglementée, ni interdite, il sera impossible de prouver la possession depuis 1930. Cette notion de rétroactivité de fait est l’un des éléments pervers d’Unidroit.
Francine Mariani-Ducray
Vous me pardonnerez si je vous interromps. Il s’agit d’exportation illicite, et l’on se trouve bien dans le domaine du droit. Il s’agit, grâce à la convention Unidroit, de résorber le trafic illicite. Pour que ce soit illicite, il faut bien qu’il y ait des lois, qu’il y ait un droit des pays exportateurs. Un pays a le droit d’avoir une absence complète de législation protectrice à l’exportation, et, à ce moment-là, les juridictions pourront reconnaître qu’aucun élément de droit n’interdisait l’exportation d’un bien que, dans dix ans, un pays parmi ceux que vous avez mentionnés revendiquerait. Par conséquent, le possesseur de ce bien sur notre territoire sera considéré comme possesseur légitime.
Jean-Yves Marin
Le trafic illicite n’est pas un problème exotique et néo-colonial, c’est un problème que nous vivons tous les jours, sur la terre entière. Je ne suis pas africaniste, mais normand, spécialiste des Vikings, et mon terrain est essentiellement la mer du Nord et la Baltique. Je puis vous dire qu’aujourd’hui en Baltique – et les Scandinaves sont pourtant des gens très structurés en matière juridique – il y a d’énormes problèmes de pillage, de trafics illicites. Il y a quatre mois, on a arrêté une équipe parfaitement organisée d’une dizaine de personnes de nationalité allemande, circulant à bord d’un bateau très rapide et qui venait de piller, grâce à des appareils très sophistiqués de détection, un site scandinave majeur où l’on trouvait une grande quantité de monnaies d’or qui provenaient du monde arabe. J’aimerais d’autre part nuancer sur ce qui a été dit sur les professionnels africains. Il est vrai que la pire décennie a été celle des années 1980. On a atteint vraiment le fond, le patrimoine a connu des tragédies sans précédent. Mais il y a eu deux actions totalement novatrices. L’une en 1989, que l’on a appelée Préma (Prévention des musées africains) et qui venait de l’Iccrom (Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels), organisme intergouvernemental qui travaille sur des projets de restauration-conservation du patrimoine : elle a amené la remise en état des réserves de plus de 150 musées en Afrique sub-saharienne, la formation de 170 à 180 professionnels de musées, d’un niveau de quatre à cinq années d’études spécialisées, des centaines de réunions et des dizaines d’ateliers, avec nos collègues de l’Unesco et de l’Icom. Depuis 1991 et le colloque de Lomé, intitulé “Quels musées pour l’Afrique ?, tout un travail a été fait. On sait très bien que le trafic illicite est en augmentation partout. Il suffit de se rendre chez certains antiquaires pour découvrir quels sont les points chauds de la planète. Quand l’Angola, face à l’avancée de l’Unita, a connu des problèmes tragiques, on a vu partout sur le marché des objets qui venaient de ce pays. Quand l’Union soviétique s’est effondrée, on s’est mis à voir des icônes d’Ukraine jusque chez des antiquaires de Caen ou d’Avranches, pour citer ma région. Dès que le malheur arrive quelque part, aussitôt les objets arrivent sur le marché. Il est important de le prendre en compte. Nous ne sommes pas des gendarmes et les collectionneurs ne sont pas des voleurs. J’ai le plus grand respect pour George Ortiz et le travail qu’il a fait, ainsi que pour tous les collectionneurs.
George Ortiz
Vous m’avez demandé ce que je pensais des idéologies. Ce qui se passe, c’est qu’au début, ce sont des utopies, remplies de bons sentiments. Ces utopies sont souvent illusoires. Ce qui est terrifiant, c’est le refus de regarder la réalité. On parle d’exportation illicite, mais tous les pays sources considèrent que ce qui est dans leur sous-sol est leur propriété. Ce qui veut dire que la bonne foi n’existe pas. Moi, collectionneur d’objets archéologiques, et nombre de collectionneurs de demain, nous ne pourrons plus jamais acheter un objet archéologique de bonne foi, parce que son exportation sera, automatiquement, considérée comme illicite par son pays d’origine. Quant à la question du patrimoine, regardez les Turcs. Ils ont chassé les Grecs dans un bain de sang effroyable en 1920, un génocide, et ils réclament les antiquités grecques de la côte d’Asie Mineure comme patrimoine national. C’est aberrant ! Vous avez dit que chaque fois qu’il y a une catastrophe, les objets partent, mais ce sont ceux qui sont sortis illicitement d’Afghanistan qui sont sauvés. À Ai Khanum, comme me l’a expliqué le professeur Paul Bernard qui a dirigé les fouilles françaises du site fondé par Alexandre le Grand, les tambours des temples ont été cassés et réduits en poussière, des mosaïques détruites, non pour le trafic d’objets archéologiques, mais parce qu’ils croyaient que les uns contenaient de l’or et que les autres en cachaient. Maintenant, puisque tout objet archéologique devient illicite, toute trouvaille d’objets archéologiques sera automatiquement détruite. Les objets de matière précieuse, – monnaie, or, argent – seront immanquablement fondus pour la valeur du métal. Vous allez à la destruction massive du passé. Tout objet accidentellement trouvé est illicite, donc il sera automatiquement détruit. Vous croyez que tout ce qui est sous terre va attendre que les archéologues puissent fouiller ?
S’agissant de la restitution au pays d’origine, le problème est tout aussi complexe. Dans le cas de la Chine, par exemple, qui a détruit tous les monastères tibétains, des objets de cette culture menacée sont parvenus à quitter le pays et c’est cette fuite dans des collections occidentales qui les a protégés. La Chine reconstruit quelques monastères, pour les touristes, quatre ou cinq en stuc. Si on leur restitue ces objets, il suffit que les moines tibétains, traités de façon assez rude, se soulèvent à nouveau, et ces pièces qui ont été rendues seront alors détruites. C’est ça la réalité !
S’agissant de l’enrichissement du Musée du quai Branly, que va changer la convention Unidroit par rapport à la législation antérieure ?
Francine Mariani-Ducray : Rien, par rapport aux pratiques actuelles.
Germain Viatte : Il faut faire attention de ne pas cautionner des pratiques catastrophiques en émettant des réserves sur ces dispositions légales. Il ne faut cependant pas faire non plus d’amalgame entre le point de départ et d’arrivée de la chaîne du trafic. Nous savons comment cela se passe sur place : poussé par la misère, le paysan cherche, trouve et vend les objets, toutes sortes d’intermédiaires se suivent pour les faire parvenir sur le marché... Il est très difficile de connaître et d’évaluer ici les responsabilités. En revanche, il est très tentant de dénoncer le marché de l’art, les collectionneurs et, encore plus, les institutions publiques... S’agissant des institutions publiques, il faut souligner que l’entrée d’un objet appartenant au patrimoine privé dans le patrimoine public le rend inaliénable et le fait sortir du processus de spéculation. On ne peut pas mettre en cause l’existence du marché lui-même. Ce qui doit être mis en cause, c’est le caractère illicite de certaines transactions. Pour remplir sa mission, le musée doit respecter les lois nationales. Il doit aussi s’efforcer de prévenir les responsables culturels et politques du pays d’origine de sa volonté d’enrichir la connaissance et la représentation de leur culture ; l’œuvre devient alors objet de partage universel. Il faut chercher à résoudre positivement cette question de l’équilibre légitime des patrimoines : patrimoines nationaux, patrimoines privés, patrimoines publics des grands musées internationaux leur assurant une dimension universelle et permettant le développement des connaissances. Je me demande si cette réflexion a été poussée assez loin.
Jean-Yves Marin : L’Icom, que je représente, cherche avant tout à encourager et soutenir la création, le développement, la gestion professionnelle des musées de toutes catégories, à mieux faire connaître et comprendre la nature, les fonctions, le rôle des musées, etc. Nous sommes d’abord un réseau de 17 000 professionnels qui essaient de faire respecter un certain nombre de règles internationales.
Nous ne sommes pas une organisation qui lutte contre le trafic illicite. Nous essayons de refléter la position des conservateurs de musées en fonction de ce qu’ils peuvent vivre dans les États où ils travaillent. Or, actuellement, il émane une demande extrêmement forte des cinq continents, pour que l’Icom s’occupe des problèmes de trafics illicites, aide et relaie l’action de l’Unesco. Il y a une pression constante du monde des musées, partout, en Europe du Nord comme dans le Pacifique Sud, pour qu’il y ait un minimum d’outils communs. Bien sûr, ces outils sont imparfaits. Mais il faut bien s’appuyer sur des structures qui existent.
Christian Deydier
Pour en revenir aux conséquences de l’application de la convention Unidroit, prenons l’exemple de la Chine qui l’a ratifiée. L’exportation de tous les objets chinois est illicite en vertu de la loi chinoise. En ma qualité d’antiquaire spécialiste en art chinois, je peux donc parfaitement et légalement acheter ces objets à Hongkong, avec des documents d’exportation chinois, puisque Hongkong, c’est la Chine. Je me retrouve donc dans une position absurde : possesseur “légal” de pièces illicites au regard de la loi chinoise. N’est-ce pas aberrant ?
Francine Mariani-Ducray
Comme il n’y a pas encore eu de mise en œuvre de la convention, de contentieux, de jugement, on ne peut pas prévoir la jurisprudence, mais dans les circonstances que vous indiquez, dès lors que vous avez un document précis et officiel de Hongkong, qu’est-ce qui vous laisse penser que le juge français, chargé d’examiner l’affaire dans une hypothèse de revendication, considérerait que vous n’êtes pas possesseur légal ?
Christian Deydier
La loi chinoise dit qu’il y a exportation illicite.
Francine Mariani-Ducray
Sauf que si vous êtes dans une dépendance de l’État chinois avec des documents officiels, le juge français en tiendra compte et je crois qu’il pourra vous confirmer la licéité de votre propriété.
Quelle sera la portée de cette convention pour la France, si elle la ratifie ? Cette ratification, si elle intervient, entraînera-t-elle un processus de ratifications en chaîne ?
Me Chazal
Les tribunaux ne pourront qu’appliquer la convention. Celle-ci donne le droit à l’État étranger de faire appliquer sa législation en France et de définir en quelque sorte ce qui commercialement est licite ou illicite en fonction de critères qui pourront être totalement étrangers, voire contraires à nos conceptions. À l’inverse, l’optique de la directive du conseil de la Communauté européenne du 13 mars 1993 consiste à éviter la sortie de ce que le patrimoine peut comporter de plus précieux à travers la notion d’objet classé, ce qui permet l’existence d’un commerce légal et réduit de ce fait les risques d’extension d’un marché clandestin. L’application par la France de la convention Unidroit aura un effet négatif. Il est vraisemblable que cette convention ne sera pas ratifiée par de nombreux pays occidentaux notamment les pays anglo-saxons, ce qui nous sera défavorable.
George Ortiz
Je ne crois pas que ce soit une bonne solution. Les États-Unis ont ratifié bilatéralement un accord en vertu duquel aucun objet péruvien du Xe millénaire avant notre ère au XIXe siècle après, je crois, ne pouvait rentrer aux États-Unis sans autorisation de sortie parce qu’ils veulent que le Pérou leur remette un ou deux trafiquants de drogue, pieds et poings liés, pour être soumis à la justice américaine. En outre, deux jours avant la fin du mandat de Clinton, les États-Unis ont signé un accord avec l’Italie en vertu duquel aucun objet du IXe siècle av. J.-C. au IVe siècle après ne pourrait entrer sur le territoire américain sans permis d’exportation. Ceci, par sentiment de culpabilité : en effet, il y a quelques années un avion américain avait sectionné le câble d’un téléphérique en Italie, entraînant la mort de plusieurs dizaines de personnes. Il s’agit aussi pour les États-Unis d’obtenir l’implantation de nouvelles bases militaires dans la péninsule. Le but économique ou politique n’a rien à faire ici. Ces accords bilatéraux seront déformés dans un sens que nous ne souhaitons pas.
Que va-t-il se passer ? Une immense quantité d’objets est conservée dans les musées, ils ne sont ni inventoriés, ni catalogués. Nombre de gens n’ont aucune preuve qu’ils détiennent l’objet depuis des générations. C’est une destruction du passé, une incitation au marché noir.
Jean-Yves Marin
Que se passera-t-il lorsqu’on aura ratifié cette convention ? Il y aura des cris et gémissements et petit à petit, les choses prendront leur cours, se caleront. C’est un grand mouvement historique de reconnaissance de l’ensemble du patrimoine mobilier comme on l’a fait hier pour l’immobilier entre autres avec le patrimoine mondial. Les collectionneurs perdront leurs angoisses car nous avons besoin d’eux. Ce n’est pas une solution idéale, mais c’est ce que nous avons trouvé de mieux. J’espère que la ratification par la France entraînera des séries de ratifications dans d’autres pays.
Me Chazal :
Vos déclarations d’intention n’ont pour moi pas grande signification. Que voulez-vous dire par “laissons les choses se caler et la jurisprudence faire son œuvre” ? La jurisprudence n’existe pas sans un texte et c’est ce texte qu’il faudra appliquer et respecter.
Francine Mariani-Ducray
En vertu de l’article 5 de cette convention, un État contractant pourra demander au tribunal ou à toute autre autorité compétente d’un autre État contractant d’ordonner le retour d’un bien culturel illicitement exporté. Supposons que la France soit un État contractant et l’Italie un autre, eh bien l’Italie pourra demander aux juges français d’ordonner le retour du bien illicitement exporté d’Italie. Pensez-vous que les juges ou le gouvernement seront si peu éclairés qu’ils ordonneront le retour sans avoir examiné au fond le dossier avec l’ensemble des éléments de preuve fournis et vérifié que la demande formulée soit légitime ? C’est faire, je crois, un procès d’intention aux juges français et au gouvernement français. Ce texte, s’il est ratifié comme le gouvernement s’apprête à le demander au Parlement français, permettra au contraire d’introduire des procédures de plus grandes garanties dans l’examen des demandes des autres pays qu’à l’heure actuelle.
Me Chazal :
Le problème réside dans la définition du bien culturel. Cette convention s’applique en réalité à tout bien culturel à travers la notion floue de “bien culturel significatif”.
Francine Mariani-Ducray
Les gouvernements et les tribunaux des pays contractant apprécieront l’importance réelle des biens.
George Ortiz
Les tribunaux des pays ne pourront qu’appliquer.
Francine Mariani-Ducray
Les tribunaux appliqueront certes, mais avec le discernement qui est le leur dans un pays évolué. Même en Europe où a été établie la libre circulation des biens, des exceptions existent pour les biens culturels avec la notion de trésors nationaux introduite par le traité de Rome.
Conclusion des participants
Christian Deydier
Pour conclure, n’étant pas particulièrement attiré par l’art africain, j’ai découvert avec les statues Nok quelque chose de sublime que j’ignorais. De plus, je n’aurais jamais penser aller en Afrique pour admirer de tels objets. Ce qui m’effraie avec Unidroit c’est qu’elle va créer des interdits et qu’il faudra aller dans le pays d’origine voir les objets correspondants.
Germain Viatte
Le derniers échanges semblent poser une question importante qui est de savoir où se trouve l’expertise.
Francine Mariani-Ducray
La convention Unidroit est un instrument parmi d’autres et il faut vraiment le ramener à sa juste proportion de moralisation internationale de la circulation et de la possession des biens culturels. Je crois qu’en tout état de cause, il est insuffisant pour que l’objectif qui est celui de la préservation des objets d’importance, soit pleinement et durablement pris en compte. Je vous renvoie à l’exposition “Iconoclasme” à Strasbourg ; en parcourant cette exposition, j’ai été saisie de l’actualité qu’elle montre. Je crois que nous devons nous accrocher à ces valeurs morales de préservation.
George Ortiz
J’approuve les propos de Francine Mariani-Ducray, mais nous sommes en pleine idéologie. La dissémination pour moi sauve des œuvres d’art. Je ne vois pas en quoi la ratification d’Unidroit aurait pu empêcher l’iconoclasme.
Jean-Yves Marin
Il reste des zones de non-droit très importantes dans la circulation des biens culturels et c’est le devoir de notre génération de tenter de lutter contre celles-ci. Cela prendra du temps, mais à terme on réussira. Je pense à un pays comme l’Ukraine, qui est en train de voir son patrimoine disparaître ; eh bien, nous ne pouvons rester passifs devant cela.
Me Chazal
On confond le “sens de l’histoire”, l’idéologie, la morale et le droit. Une telle convention ne peut fonctionner qu’entre des pays qui partagent la même conception du patrimoine et ont les moyens de la faire appliquer. Croire que la convention Unidroit permettra à tous les États de protéger leur patrimoine est une illusion. Ce n’est pas la ratification par la France d’une convention qui modifiera les habitudes et les consciences des populations et des gouvernants. Notre pays risque d’être victime d’une générosité qui, compte tenu des disparités de situations et du défaut de moyens pour y remédier, ne pourra atteindre son but.
Ont participé à cette table ronde : - Francine Mariani-Ducray, directrice des Musées de France,
- Christian Deydier, antiquaire,
- Me Chazal, avocat du Syndicat national des antiquaires,
- George Ortiz, collectionneur et humaniste,
- Jean-Yves Marin, directeur du Musée de Normandie (Caen) et représentant de l’Icom (Conseil international des musées) et - Germain Viatte, directeur du Musée des arts d’Afrique et d’Océanie et directeur du projet muséologique du Musée du quai Branly. Débat animé par Éric Tariant
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Faut-il ratifier la convention Unidroit sur les biens culturels volés ou illicitement exportés ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°129 du 8 juin 2001, avec le titre suivant : Faut-il ratifier la convention Unidroit sur les biens culturels volés ou illicitement exportés ?