Une fois par mois, nous invitons un conservateur à choisir dans la collection de son musée une œuvre qu’il souhaite mettre en avant et faire mieux connaître au public. Pierre Provoyeur, conservateur général du Musée Calvet à Avignon, présente Le Chevalet du peintre, d’Antoine Fort-Bras.
Qui n’est saisi de vertige devant cette fantaisie absolue qu’est Le Chevalet du peintre conservé au Musée Calvet ? De l’illusion parfaite d’un pinceau virtuose surgit le sentiment que le peintre vient tout juste de quitter l’atelier, abandonnant sur place ses brosses et sa palette, rendant presque insupportable l’absence de sa chaise. Absence également de la main qui a copié L’Empire de Flore mais aussi cloué au faîte du chevalet le modèle dessiné – une feuille à la sanguine elle-même copiée d’après la gravure d’Audran, seul document d’après lequel Fort-Bras pouvait travailler, faute d’avoir sous les yeux le chef-d’œuvre de Poussin, aujourd’hui conservé au musée de Dresde.
Cette nouvelle absence est cependant aujourd’hui réparable puisqu’il suffit de rapprocher Le Chevalet du peintre d’une photographie de L’Empire de Flore pour comprendre que les vêtements des figures ont changé non seulement de couleur mais aussi de forme : des drapés supplémentaires viennent couvrir les poitrines des femmes et la pudeur de Hyacinthe, tandis que le petit tableau posé sur la tablette couvre opportunément le sexe d’Ajax.
Ces dérives pudibondes s’expliquent-elles dès lors que l’on sait que le tableau se trouvait à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon ? Quoi qu’il en soit, le premier à en relater la présence est le président de Brosses lors de son passage à Avignon en 1739. En 1744, Le Mercure de France publie à son tour la lettre de l’abbé Soumille, par laquelle on apprend que Le Chevalet se trouvait dans le cabinet du Frère Imbert, chartreux et peintre lui-même. L’objet dut être bien précieux à la communauté, puisque, à la Révolution, le prieur du couvent l’emporta en 1792 dans son exil à Pernes-les-Fontaines. Étrange attachement pour un religieux qui abandonnait au même moment à la République le Couronnement de la Vierge d’Enguerrand Quarton...
Le trompe-l’œil devait rester dans sa famille jusqu’au milieu du XXe siècle, puis être mis en vente à Marseille en 1955. Les musées nationaux le préemptèrent, à l’instigation de Jean Vergnet-Ruiz et de Georges de Loÿe, conservateur du Musée Calvet, qui le publia en 1967. Le rassemblement des quelques textes cités ne compensa pas le peu d’informations que l’on détient sur le peintre, connu par ailleurs sous le nom italien d’“Antonio Forbera”, mort à Avignon en 1690. Deux autres œuvres, des trompe-l’œil encore, lui sont attribuées, et un seul Chevalet peut être comparé à ce chef-d’œuvre, celui de Cornelis Gysbrechts conservé au Musée national de Copenhague, peint en 1670 pour le couronnement de Christian V de Danemark. Cette similitude donne quelque crédit à l’hypothèse, émise dès le XVIIIe siècle, selon laquelle le tableau aurait été destiné par Fort-Bras à Louis XIV : pareil chef-d’œuvre méritait en effet d’entrer dans un cabinet de curiosités royal.
Sa date certaine, 1686, portée avec les initiales A.F.B. sous la gravure épinglée sur le tableau de Poussin, évoque cependant d’autres intentions, plus proprement rhétoriques. Il est en effet frappant de constater que si le premier sujet du trompe-l’œil est le dialogue que la sanguine de L’Empire de Flore et la toile peinte entretiennent quant à la primauté du dessin sur la peinture, sujet sur lequel Roger de Piles s’était particulièrement illustré dans des ouvrages – que Fort-Bras avait pu lire –, trois œuvres viennent de surcroît établir un second dialogue, au cœur des préoccupations de l’art français en cette fin du XVIIe siècle. La rivalité de la manière classique, héritée à travers Poussin et Le Brun des Carrache et du Dominiquin s’oppose à celle, novatrice, des écoles flamandes et hollandaises, dont relève à coup sûr la peinture de Teniers, voire les gravures de paysages à la façon de Perelle et de Van der Meulen. Le Chevalet du peintre serait ainsi un état de la grande dispute qui occupe les artistes à cette époque, tout autant qu’une réflexion sur la peinture – l’œuvre n’avait pas échappé à Pierre Georgel, dans sa magnifique exposition (Musée des beaux-arts de Dijon, 1983) sur la “Peinture dans la peinture” – et sa fonction de restitution de la nature jusqu’à lui être supérieure dans son pouvoir d’illusion.
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Pierre Provoyeur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°171 du 16 mai 2003, avec le titre suivant : Pierre Provoyeur