Avec le « Garçon à la pipe » de Picasso, la barrière psychologique de l’enchère de 100 millions de dollars a finalement été dépassée. Sotheby’s a signé une vente triomphale face à sa concurrente Christie’s.
NEW YORK - L’effervescence était à son comble le 5 mai, alors qu’un millier de personnes, une centaine de journalistes et une douzaine d’équipes de télévision se bousculaient dans la salle des ventes de Sotheby’s sur York Avenue, à l’occasion de la dispersion de 34 chefs-d’œuvre de la fameuse collection Whitney. Tous espéraient vivre un événement marquant de l’histoire du marché de l’art et assister en direct à l’ascension d’un tableau vers le plus haut prix jamais obtenu par une œuvre d’art. Et ils n’ont pas été déçus. Lorsque Tobias Meyer, l’auctioneer de la soirée, a laissé tomber son marteau pour le « lot n° 7, Picasso, Garçon à la pipe », ce superbe portrait de la période rose, adjugé 104 168 000 dollars (87 543 491 euros), est devenu l’œuvre la plus chère jamais vendue aux enchères.
Le milieu attendait le franchissement de cette barrière psychologique des 100 millions de dollars : l’an dernier, la rumeur laissait croire que David Geffen, magnat de l’industrie du disque, avait offert 105 millions de dollars pour un tableau de Jackson Pollock appartenant au Musée d’art contemporain de Téhéran (lire le JdA n° 180, 7 novembre 2003). Le marché n’a jamais été conclu, mais d’après Tobias Meyer, le record atteint récemment sera battu en moins de temps qu’il n’a fallu au Garçon à la pipe pour dépasser le Portrait du docteur Gachet de Vincent van Gogh, vendu 82,5 millions de dollars en 1990. L’auctioneer va jusqu’à promettre que « ce même marteau tombera sur une enchère encore plus haute, et ce pour un tableau d’après-guerre. » Le spécialiste maison David Norman, qui officiait pour six ou sept clients sur ce tableau, a constaté que cette vente avait « stimulé les prix » et que Picasso était le premier à en bénéficier : la soirée suivante, la galeriste suisse Doris Ammann a été forcée de payer plus de 11 millions de dollars pour une œuvre tardive et provocante du peintre espagnol, Nu accroupi. Les trois ventes de prestige de la semaine ne comprenaient pas moins de 18 œuvres de Picasso ; seules deux ont été ravalées et deux sont parties en dessous de leur estimation. L’offre étant riche, Picasso semble être devenu la dernière marque de luxe à la mode pour les acheteurs dotés de millions de dollars à dépenser.
Peint en 1905 lorsque l’artiste avait 24 ans, le Garçon à la pipe est l’une des dernières toiles de la période rose encore en mains privées. Son état de conservation est excellent et, cerise sur le gâteau, il provient de la famille Whitney, l’une des plus belles collections particulières des États-Unis. À sa mort en 1998, Betty Roosevelt Whitney a légué l’une des propriétés familiales, Greentree, à la fondation du même nom consacrée à la paix et à l’entente mondiale. L’institution mettait en vente quelques-uns des tableaux, meubles et objets de la collection pour financer ses programmes. Avec 189,9 millions de dollars déjà réunis, le produit total de ces ventes pourrait être le plus élevé jamais obtenu par un vendeur unique.
Mais qui est l’acquéreur du Picasso ? Sotheby’s protège férocement l’identité de son client, refusant de donner le moindre indice. Parmi les noms cités : le financier new-yorkais Stephen Cohen, l’armateur milliardaire Samy Ofer, le mécène Henry Kravis, le cofondateur de Microsoft Paul Allen et même un membre privilégié de l’élite russe. Une rumeur persistante prétend pourtant que cet acheteur anonyme est européen.
Christie’s a cette fois manqué de chance, car sa vente inaugurait la semaine avec un catalogue moyen. L’auctioneer Christopher Burge avouait que l’obtention d’œuvres avait été difficile face aux mastodontes de la collection Whitney. Estimée entre 64,9 et 94,6 millions de dollars, la vente n’a réuni que 56,6 millions de dollars : les acheteurs, semble-t-il, se réservaient pour la soirée suivante. Alors que trois nouveaux records étaient établis, le lot majeur mais surestimé de la soirée, Jeune fille aux anémones sur fond violet (1944) d’Henri Matisse, n’a pas suscité la moindre enchère, tandis que le Portrait de Roger Dutilleul (1919) d’Amadeo Modigliani, estimé entre 6 et 9 millions de dollars, a été ravalé à 4,6 millions.
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Picasso décroche une enchère historique
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Abonnez-vous dès 1 €La vente des 34 tableaux de la collection Whitney était l’événement de la semaine. Deux œuvres de cette collection figurent parmi les cinq premiers prix jamais obtenus aux enchères – Le Moulin de la Galette, adjugé en 1990 à 78,1 millions de dollars, provenait de la même collection prestigieuse. Les autres lots de la soirée étaient d’une grande qualité, par leur rareté comme par leur provenance, et les records ont accompagné la vente des œuvres de William Blake, Raoul Dufy, Jean-Frédéric Bazille et Alfred J. Munnings, sans oublier Pablo Picasso. Mais l’enthousiasme n’était pas exagéré : deux tableaux n’ont pas trouvé preneur, dix se sont vendus dans leur fourchette d’estimation et six en dessous de l’estimation basse. Malgré la toute aussi grande qualité des tableaux qu’elle proposait, la soirée suivante est apparue en comparaison bien fade. De bons prix ont pourtant été atteints avec, en tête, les Nymphéas richement colorés de Claude Monet et le Nu accroupi de Pablo Picasso, adjugé 11 768 000 dollars après un sérieux combat entre quatre enchérisseurs. Au final, Sotheby’s a récolté plus de 314 millions de dollars en deux jours et trois ventes.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°194 du 28 mai 2004, avec le titre suivant : Picasso décroche une enchère historique