Travailleur invétéré et redoutable chineur, le marchand Marcel Fleiss a organisé en trente ans près de 200 expositions d’artistes mondialement connus et d’illustres inconnus. Promoteur du surréalisme, il offre une certaine vision de l’homme pressé.
« Je suis un marchand heureux ! » déclare Marcel Fleiss avec l’enthousiasme de Droopy. « Un marchand heureux est un marchand sans dettes. » Le ton est donné ! On sent chez ce professionnel discipliné et systématique la satisfaction du devoir accompli. « Il est fiable, acharné à rechercher ce qu’on lui demande. Il sait qu’un jour sa rectitude paiera, c’est la leçon du père ! », affirme le collectionneur Paul Destribats. La rectitude est bien le maître mot, car avec lui, il faut marcher droit ! En témoignent ses fax irritants qui chapitrent pêle-mêle journalistes et commissaires-priseurs. À force d’intransigeance, il en perd parfois tout sens de l’humour. On s’étonne du coup que cet homme d’abord sévère se passionne pour Dada, le surréalisme ou encore le jazz, autant de mouvements « révolutionnaires ». « Le surréalisme a affaire au rêve. Marcel est un grand rêveur, mais très pragmatique », remarque le collectionneur Jean-Paul Kahn. Sa froideur ne serait-elle que « postiche » selon la formule de l’artiste Jean-Jacques Lebel ? Selon ce dernier, si « Marcel Fleiss n’était pas sur les barricades en 1968, il a eu un idéal caché. Avec le surréalisme, juste derrière l’horizon, il y a cette autre vie qui prend sens ». Derrière le masque bourru, ses amis invoquent aussi son goût de la bonne chair et sa passion pour le football. En regardant de près, pointe surtout l’insatisfaction de l’homme pressé.
Poussé par Man Ray
Issu d’une bourgeoisie allemande réfugiée en France en 1933 puis au Brésil en 1940, Marcel Fleiss connaît une enfance d’exilé. Du Brésil, il garde le souvenir de ses plus belles années. Sans doute ne désavouerait-il pas ces phrases de Stefan Zweig, un de ses lointains parents, dans Brésil terre d’avenir : « L’atmosphère est moins tendue, les hommes plus cordiaux, les oppositions moins violentes, la nature plus proche, le temps moins rempli, les énergies moins bandées au dernier point. » Bandé, le jeune homme l’était pourtant, programmé à suivre les pas d’un père pelletier, qui retourne à Paris après guerre. « C’est un métier qui, comme celui de chineur, demande de très bons yeux », précise-t-il. Envoyé pour faire ses gammes chez les fourreurs de New York dans les années 1950, il découvre d’autres notes avec le jazz et ses monstres sacrés qu’il photographie pour le magazine Jazz Hot. Malgré le « court-circuit libérateur », Marcel Fleiss retourne à la réalité parisienne. Profitant de la proximité entre le quartier des pelletiers et celui des enchères, il s’autorise des échappées quotidiennes à Drouot. Pris au jeu du courtage, il achète des tableaux d’art naïf qu’il met en dépôt dans les galeries de la rue de Seine. « Je me suis pris pour un marchand. J’ai cru que c’était un métier facile », ironise-t-il. À Drouot, il sympathise avec Fred Fisher qui l’initie au surréalisme. Autre rencontre pivot, l’artiste Man Ray l’incite à ouvrir une galerie.
Ce sera chose faite en 1972 lorsqu’il inaugure avec Fred Fisher et Philippe Klein la Galerie des Quatre Mouvements dans une ancienne teinturerie de la rue de l’Université (7e arr.). La programmation s’articule autour de quatre axes : Dada, surréalisme, pop art et hyperréalisme américain. Galeriste l’après-midi, Marcel Fleiss conserve son métier de pelletier le matin. L’exposition de quarante rayographies de Man Ray donne le coup d’envoi du trio. « Mais il ne nous avait pas prévenus que c’étaient des agrandissements. On n’en a vendu aucun ! », rappelle Marcel Fleiss. L’accrochage la même année des hyperréalistes américains les lance pour de bon et séduit notamment le couturier Daniel Hechter. Le Musée d’art contemporain de Téhéran leur emprunte l’exposition et achète l’ensemble moyennant une réduction de 20 %. La collectionneuse Marie Cuttoli sera l’autre aiguillon. Restée sur un contentieux avec le marchand Ernst Beyeler, elle se pique d’amitié pour Marcel Fleiss et lui vend 154 œuvres et projets originaux pour des tapis de Lam, Brauner, Ozenfant… La mort en 1976 de Fred Fisher met toutefois un terme à l’aventure des Quatre Mouvements.
Petite-marge-grande-rotation
Six ans plus tard, Fleiss ouvre en solo l’enseigne 1900-2000 dans les locaux d’un ancien fourreur, rue Bonaparte (6e arr.). Dans les années 1980, sa boulimie le conduit à ouvrir deux autres locaux, rue de Penthièvre et rue Bonaparte. « Je suis tombé comme beaucoup dans les emprunts aux banques, mais je ne me suis jamais mis en faillite. J’ai mis dix ans à m’en sortir », admet l’intéressé. Foin de quatre mouvements, il picore tous azimuts entre lettrisme et art conceptuel, Yoko Ono et Keith Haring. Au détour d’expositions d’une qualité artistique douteuse comme « Paris Hollywood » (1981) et « Art ménager made in USA » (1982), il prend ses marques surréalistes avec la « Peinture surréaliste en Angleterre » (1982), la « Peinture surréaliste et imaginative en Tchécoslovaquie » (1983) ou « Salvador Dalí » (1987).
L’école de Marcel Fleiss est celle du furet, petite-marge-grande-rotation. « Il a le génie du petit et du modeste qu’il sait découvrir, acheter, valoriser et vendre », observe Paul Destribats. « Si un grand marchand est intéressé par cinquante artistes, Marcel, lui, est intéressé par 500, renchérit son ancien associé Philippe Klein. Sa rapidité, c’est sa qualité et son défaut. Les grands marchands ont une plus longue vue, ils prennent plus leur temps, les sommes engagées sont considérables. » Joueur, Fleiss ne l’est que de manière mesurée et avec des cartes marquées. « Il adore l’action. Il n’est pas intéressé par faire des grandes affaires. Mais quand il achète, il est plus rapide que quiconque pour évaluer », remarque le marchand Daniel Malingue. Sa rigueur est généralement saluée par la communauté marchande. « Il fait un travail de fond, ne se mélange pas avec tout le monde et reste straight », note le galeriste Daniel Lelong. Certains lui reprochent toutefois des pratiques de « brocanteur ». Ce qui ne l’empêche pas d’emporter l’adhésion d’amateurs comme Daniel Filipacchi et Jean-Paul Kahn. « Les vieux magasins anglais mettent “fournisseurs de la Reine”, moi je suis fournisseur de Filipacchi » s’amuse-t-il. Conseiller de la fille d’André Breton, Aube Elléouët, il a tiré en 2003 les ficelles d’une dispersion-fleuve qui lui offre aujourd’hui une notoriété nationale et internationale. « Une heure avant la vente, j’ai persuadé les musées de faire des préemptions en leur disant qu’ils auraient une surprise. Je sentais qu’elle allait donner avec générosité », confie-t-il. La vente lui donne droit à la Légion d’honneur, une de ces officialités honnies par Breton. Un insigne dont Fleiss est visiblement fier, même s’il semble trahir les préceptes surréalistes.
Aller vers l’art contemporain
Malgré les lauriers, le workalcoholic se refuse au repos. « Il est très nerveux, veut continuer à tout faire lui-même », note son ami, le collectionneur Simon Perlstein. « Quand il a décidé de se lancer dans quelque chose, il s’investit. Plus il vieillit, plus il connaît de choses et, avec sa mémoire d’éléphant, il est dangereux pour ses concurrents. C’est un tueur inconscient, tellement actif que les autres sont dépassés », ajoute Philippe Klein. L’homme pressé s’est pourtant assuré un relais. Spécialiste reconnu en photographie, son fils David suit la méthodologie éprouvée du père. Mais ni la présence d’une relève ni les connaissances de sa fille Elein, créatrice avec Olivier Zahm du magazine Purple, n’ont réellement conduit Marcel Fleiss dans le premier marché. Il avait pourtant été parmi les premiers en France à montrer Tom Wesselmann ou Jean-Michel Basquiat. Sa collection privée compte même des artistes comme Ruff, Serrano, Tunga et Ernesto Neto. « Je ne suis pas doué pour l’art contemporain, sauf pour ma collection privée. Tous les artistes qui m’intéressaient étaient déjà en main avec une galerie », avance-t-il, ajoutant : « La galerie sera quand même obligée d’aller vers l’art contemporain car on ne trouvera plus rien. » Le chemin inévitable des enseignes modernes.
1934 Naissance à Paris.
1950-1952 Critique et photographe à Jazz Hot.
1972 Ouverture de la Galerie des Quatre Mouvements, à Paris.
1974 Première participation à Art Basel.
1981 Ouverture de la Galerie 1900-2000, à Paris.
2003 Vente André Breton (SVV CalmelsCohen).
2004 Vente Julien Levy (SVV Tajan).
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Marcel Fleiss, directeur de la Galerie 1900-2000, à Paris
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°213 du 15 avril 2005, avec le titre suivant : Marcel Fleiss