PARIS
Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans sont les codirecteurs du Palais de Tokyo, à Paris, assurant sa mise en place dès 1999 et puis sa programmation depuis son ouverture en 2001. Ils quitteront leur fonction en février 2006 après l’ouverture d’une exposition consacrée à la scène parisienne. Ils sont aussi les commissaires de la 8e Biennale de Lyon – « L’expérience de la durée » –, qui ouvre ses portes au public le 14 septembre. Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans commentent l’actualité.
Vous faites plutôt au Palais de Tokyo un travail en direction des jeunes artistes. Pour la Biennale de Lyon, vous avez décidé, au contraire, de ne pas organiser de biennale prospective. Pourquoi ?
NB : On aurait pu attendre de notre part que l’on poursuive à Lyon la même stratégie qu’au Palais de Tokyo. Or, les missions de notre institution sont très différentes des enjeux de la Biennale de Lyon. Il nous a importé d’organiser à Lyon des confrontations entre des jeunes artistes et des artistes plus historiques, parce que nous nous sommes rendu compte de l’impasse à laquelle nous
mènent les biennales 100 % prospectives, telles qu’elles se multiplient aujourd’hui. Nous avons
davantage essayé de trouver des clés de lecture pour le contemporain, qui impliquent que l’on ait un œil rétrospectif pour essayer de « relégender » autrement les œuvres d’aujourd’hui, y compris celles des jeunes artistes. C’est ce désir qui a prévalu au moment où nous avons commencé à travailler pour la biennale.
JS : Sommes-nous capables aujourd’hui de trouver toutes les semaines les grands artistes de demain, avec cette fierté ridicule de dire « J’étais le premier à les montrer » ? Il nous a paru en revanche intéressant de poser une question qui nous paraît plus importante : « Qu’est-ce qui nous intéresse dans l’art contemporain ? » Aujourd’hui, la course à la nouveauté n’a plus de sens, on ne fait plus que du « name dropping », on ne parle que de marché et plus d’art. Il nous paraissait plus intéressant d’exposer les principes fondateurs de notre intérêt pour la création contemporaine. Nous voulions rappeler qu’une œuvre, c’est d’abord une expérience, qui implique de rentrer dans sa durée, comme quand on va au cinéma. Enfin, la course effrénée pour la nouveauté nous conduit à oublier ce qui se passait juste avant.
Justement, votre biennale revient sur les années 1970 pour proposer des face-à-face entre des œuvres d’alors et contemporaines. Est-ce à dire, comme dans la mode, que les artistes d’aujourd’hui regardent plus particulièrement ces années-là ?
NB : Nous avons essayé de construire une sorte d’arc électrique entre notre époque et ce moment d’effervescence qu’ont été la fin des années 1960 et le début des années 1970. Ce fut une période de haute intensité idéologique, esthétique, éthique. Aujourd’hui, nous retrouvons absolument tous les grands thèmes élaborés à cette période-là : l’émancipation politique, sexuelle, individuelle, « l’orientalisation » du monde, le féminisme… Tous les grands thèmes abordés partout aujourd’hui dans les expositions existaient à l’époque sous une forme virulente. Il nous intéressait de rebrancher notre époque sur cette période antérieure, avec cette question : « Est-il possible de regarder notre époque à travers une autre ? » Notre intérêt pour les années 1970 n’est pas nostalgique, mais se porte sur la contre-culture et le phénomène hippie dans ce qu’il a inventé de nouveaux modes de vie.
Ce qui était à l’époque du domaine du combat social et politique n’est-il pas devenu aujourd’hui une figure de style ?
JS : Aujourd’hui le combat n’est plus le même qu’il y a trente ans. Les grandes idéologies qui parcourent ces années-là sont collectives, alors que notre temps est plus individualiste. Comme en musique, en cinéma ou ailleurs, la question est d’examiner comment cette période est réactivée aujourd’hui avec un autre axe de pensée, qui est celui de l’individu.
NB : Ces années hippies furent une période qui a paradoxalement produit de l’individualisme, pour s’émanciper de traditions alors très pesantes ; alors qu’aujourd’hui, nous devons, à l’inverse, produire du collectif, parce que la société s’est atomisée.
Après plus de trois ans à la tête du Palais de Tokyo, vous semblez aujourd’hui avoir l’envie de vous tourner vers le passé et vers des figures plus historiques, à l’image de Malaval dont vous allez proposer à Paris une rétrospective en octobre. Pourquoi ?
JS : S’intéresser à l’art contemporain ne se résume pas au spectacle qui est en train de se mettre en place devant nous. Il faut connaître les racines du présent et ne pas oublier notre histoire. Des artistes comme Malaval, figure incontournable en France dans les années 1970 ayant élaboré une version française du pop art, sont complètement oubliés aujourd’hui. Nous avons fait un travail considérable pour reconstruire une œuvre qui a été dispersée depuis vingt ans.
NB : D’une certaine manière, cela se rapporte aussi à la mission du Palais de Tokyo. Et c’est le projet de la Biennale de Lyon qui nous a amené à Malaval. L’une de nos missions fondamentales a consisté à redynamiser la situation française, et c’est le Palais de Tokyo qui a montré le plus d’artistes français ces quatre dernières années. Défendre la situation française veut aussi dire défendre ses fondations, savoir regarder en face son passé récent, et mettre un coup de projecteur sur des figures majeures que l’on relit à la lumière des enjeux contemporains.
Malaval n’est-il pas plus important que Paul Thek, récemment « réhabilité » aux États-Unis ?
À quelques mois de votre départ de la direction du Palais de Tokyo, quel bilan tirez-vous l’un et l’autre de cette expérience ?
JS : Tout d’abord une satisfaction considérable parce qu’il est rare aujourd’hui d’avoir la chance de construire une histoire de A à Z, de pouvoir formater quelque chose exactement comme on l’imagine. Peu de gens croyaient au début à la formule du Palais de Tokyo, même si nous avions la ferme conviction qu’il était encore possible aujourd’hui au sein même de l’institution d’être innovant. La deuxième satisfaction, c’est d’avoir réussi à inventer un nouveau modèle économique, puisque le financement privé du Palais est très important. C’est une nouveauté, parce que les liens entre les entreprises privées et l’art contemporain ne sont pas aussi simples en France que dans d’autres pays européens ou aux États-Unis. La troisième satisfaction, c’est d’avoir réussi à ouvrir l’institution à un public très différent qui n’allait pas aux expositions auparavant et d’arriver à la fin de notre mandat à bientôt un million de visiteurs en quatre ans, ce qui est assez exceptionnel.
NB : Nous léguons aussi à Paris un état d’esprit, qui se manifeste par l’appel d’air que le Palais de Tokyo a créé dans la situation française. Ayant montré, je crois, qu’une institution peut fonctionner de manière différente, nous laissons un héritage économique positif, avec notamment un club entreprises qui est en cours d’élaboration et que nous allons léguer à notre ou nos successeurs. Notre fierté supplémentaire, ce serait d’avoir replacé Paris sur la carte de l’art contemporain international. Nous avons voulu créer un regain d’intérêt pour la création française, et nous sommes l’un des centres d’art les plus visités en Europe, sinon le premier. Notre réussite se situe certainement dans l’élaboration d’un outil et dans sa pérennisation.
Quels sont vos projets ?
JS : C’est de léguer le Palais de Tokyo en parfaite santé, riche de promesses suivant le modèle que nous avons construit et d’accompagner cette transition avec la prochaine direction…
NB : … et de lancer la dernière exposition qui sera basée sur la scène parisienne et sur sa vitalité aujourd’hui. Nous sommes en train de travailler sur cette exposition, qui ouvrira au Palais de Tokyo fin janvier.
Quelles expositions vous ont marqués dernièrement ?
NB : J’ai aimé l’installation « Kuba » de Kutlug Ataman au Musée d’art contemporain de Sydney, que je n’avais pourtant pas aimé la première fois : une forêt de témoignages, l’image même du chaos global. Sinon, je dois avouer que cet été, j’ai été revoir des Gustave Moreau : ça aide à voir Matthew Barney ou Paul Chan aujourd’hui.
JS : Daniel Buren au Guggenheim, et à Paris avec un cirque éphémère. Le pavillon lituanien de Jonas Mekas lors de la Biennale de Venise, Marina Abramovic à Avignon, les films d’animation de Nathalie Djurberg au Moderna Museet de Stockholm...
Du 14 septembre au 31 décembre, divers lieux, Lyon, tél. 04 72 07 41 41, www.biennale-de-lyon.org, tlj sauf lundi, 12h-19h (jusqu’à 22h le vendredi)
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Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans, codirecteurs du Palais de Tokyo à Paris
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°220 du 9 septembre 2005, avec le titre suivant : Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans, codirecteurs du Palais de Tokyo à Paris