PARIS
Les cinéastes et plasticiens libanais Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, exposés au Jeu de paume, entremêlent histoire collective et expériences personnelles, documents et récits fictionnels.
La conversation avec l’histoire, personnelle et générale, entreprise par le duo d’artistes libanais Joana Hadjithomas & Khalil Joreige depuis une vingtaine d’années, trouve dans l’exposition du Jeu de paume une lisibilité nouvelle et voit se préciser son caractère plastique.
Sous le titre « Se souvenir de la lumière », emprunté à l’une des dernières pièces produites, l’exposition, réarticulant entre eux des chapitres du travail sans pour autant relever d’une logique rétrospective, procède comme une coupe dans l’œuvre. À la manière dont les œuvres elles-mêmes, comme Okwui Enwezor le suggère dans un entretien avec les artistes dans le catalogue de l’exposition, procèdent par coupe, coupe géologique, biopsie, coupe de montage ou de cadrage, qui toutes isolent un fragment pour une analyse approfondie des symptômes du réel et du monde vécu. La méthode est cohérente au-delà des langages : photo, vidéo, installation, mais aussi film (long-métrage), les œuvres sont portées par le rapport entretenu entre l’expérience personnelle, le contexte et les représentations collectives que les artistes absorbent et redéploient.
De la photo au dispositif
Hadjithomas & Joreige croisent démarche documentaire et fiction, récit et constat, autobiographie et histoire du monde contemporain. Si le Liban et Beyrouth, où ils ont grandi et où ils vivent, constituent une expérience centrale, une plaque sensible des secousses du monde dont ils sont les témoins, ils savent, comme de leur propre itinéraire personnel, en donner une lecture globale, à l’échelle de l’histoire du monde, par le récit et par les images, avec ce qu’elles ont d’intime et de collectif, avec leur force d’évidence et leur revers : ce qu’elles ignorent, masquent, ce qui fait d’elles des totalités partielles.
La photographie est donc l’un des premiers outils du duo, quand il tente de mettre à distance le paysage de leur ville par une forme d’esthétisation de la ruine (série « Archéologie de notre regard », 1997) ou d’ironie noire inhérente au projet (« Wonder Beirut » et les « Cartes postales de guerre »). L’image photographique prend des formes variées, labiles et fragiles avec des pièces comme « Images rémanentes » en 2003 ou « Latent Images » (1997-2006). Elle est aussi déjà là comme élément du paysage urbain, étant publique et politique dans les portraits tant de candidats en campagne (« Toujours avec toi », 2001-2008) que des « martyrs » (« Faces », 2009). Ceci de la carte postale au film, en passant par le recueil de témoignages sur l’expérience de l’enfermement (les deux volets de « Khiam », 2000-2007) .
Sur le mode de l'enquête
Depuis l’exposition du Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 2008 (lire le JdA no 294, 9 janv. 2009), qui montrait les premières étapes du travail, la démarche s’est développée en cycles menés dans une logique d’enquête où se mêlent information historique et fiction : ainsi dans le projet « The Lebanese Rocket Society », qui comprend un long-métrage, une installation photographique et une sculpture publique installée au Liban. Entre mythologies personnelles et histoire familiale, événements historiques et références littéraires, les formes de l’image sont traversées par la nécessité qu’affirme le film Je veux voir (2008) et son titre. En attendant les barbares (2013) associe le texte éponyme du poète Constantin Cavafy à des vues photographiques animées, dotant la vidéo d’une forte picturalité. L’image plus classiquement filmique des quelque 50 minutes d’Ismyrne (2016), projeté en continu dans une salle du parcours, trace des itinéraires d’exil qui, à près d’un siècle de distance, résonnent fortement avec ceux qui se jouent sous nos yeux. Inévitablement aussi, les images de Se souvenir de la lumière, et ces personnages qui semblent disparaître dans l’abîme marin, renvoient aux drames méditerranéens qui font notre actualité. Mais exemplairement, l’exigence plastique du diptyque vidéo renforce d’une densité symbolique la figure tragique. Et fait mesurer la distance singulière entretenue au politique : la métaphore touche au plus profond, à rebours du pathos médiatique.
À l’autre extrémité du parcours, reconfigurée par rapport à sa version présentée à la Villa Arson à Nice en 2014, l’installation vidéo intitulée La Rumeur du monde est très efficace dans sa manière de déployer l’échelle du monde globalisé, en suivant les itinéraires géopolitiques des scams, ces courriels qui promettent la fortune au lecteur par complicité avec leurs auteurs, pseudo-héritiers, escrocs inspirés par des faits de l’histoire contemporaine. Le storytelling des scams vise l’individu tout en étant planétaire : Hadjithomas & Joreige donnent ainsi une juste échelle de notre expérience du monde.
Commissaires : Marta Gili, avec Hoor Al-Qasimi (Sharjah Art Foundation), José Miguel G. Cortés (Institut Valencià d’Art Modern) et Anna Schneider (Haus der Kunst Munich)
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Abonnez-vous dès 1 €jusqu’au 25 septembre, Jeu de paume, 1, place de la Concorde, 75008 Paris, tlj sauf lundi 11h-19h, 11h-21h le mardi, www.jeudepaume.org, entrée 10 €. Programme de projections à consulter sur le site.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°461 du 8 juillet 2016, avec le titre suivant : Toutes les rumeurs du monde