Dans votre rapport commandité par la Fondation Jean-Jaurès, comment établissez-vous votre constat sur l’échec de la démocratisation culturelle ?
C’est un lieu commun de la littérature sur la politique culturelle. De nombreux universitaires, ainsi que des professionnels du secteur culturel, véhiculent cette idée de l’échec de la démocratisation culturelle. C’est ce qui ressortirait des enquêtes du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français. Pour autant, on ne peut pas dire que rien n’a été fait ni que rien n’a changé : ce serait une erreur de le croire.
Votre analyse repose sur le profil sociologique de la fréquentation des établissements culturels publics. Est-ce le bon indicateur ? Ne faut-il pas prendre aussi en compte les cultures populaires qui ne passent pas par ces lieux ?
Je ne mésestime pas l’importance de la culture populaire, mais le risque avec le slogan de « la culture pour chacun » est que l’on dise : « Vous avez le rap, le street art…, contentez-vous en ! » Les équipements culturels publics étant financés par la communauté des citoyens, il convient donc de s’assurer que tous ceux qui le souhaitent – quelle que soit leur appartenance sociale – peuvent y accéder. Au nom de quoi les « CSP » (1) se réserveraient-ils la « haute culture » ? Pour cela, il faut donner envie aux gens d’aimer ce qu’ils ne connaissent pas encore. Ensuite, plus on est cultivé et plus on a envie de s’intéresser et de découvrir d’autres formes de culture.
Vous critiquez en creux l’idée d’une société homogène composée d’une grande classe moyenne…
C’est l’Insee qui le dit, en distinguant clairement les ouvriers et les employés, soit la moitié de la population active. Or beaucoup d’interlocuteurs de bonne foi sont persuadés qu’il n’y a plus d’ouvriers en France.
Vous dénoncez le manque de véritables analyses du profil sociologique des visiteurs par les grands établissements culturels ?
La Cour des comptes a relevé dans un rapport récent que ces grands établissements mesurent la venue des jeunes et des publics « empêchés », ce qui est louable mais ne répond pas à l’objectif de démocratisation culturelle. Celle-ci, qui est contenue dans les missions du ministère de la Culture et des établissements culturels publics, consiste à réduire les écarts de fréquentation entre catégories aisées (cadres, professions intellectuelles supérieures) et moins aisées (employés, ouvriers) de la population. Très peu de lieux étudient le profil de leurs visiteurs en fonction des PCS (2). Tout se passe comme si les grands établissements étaient dans un processus d’« élitisation » et ne voulaient pas le reconnaître. Mais la responsabilité est partagée : services des publics qui ne fournissent pas ces études aux conseils d’administration, administrateurs qui ne posent pas de question, tutelles qui ne font pas figurer ces objectifs dans les contrats de performance. Or il est vain de prétendre agir en faveur de la démocratisation quand on n’a pas d’instruments pour mesurer le résultat de ses actions.
Vous qui en appelez au marketing, pourquoi ne pas analyser le profil des visiteurs aussi en fonction de leur origine géographique ? Selon l’Insee, les immigrés et descendants d’immigrés sont au nombre de 12,5 millions, un chiffre qui justifierait des démarches spécifiques pour les faire venir dans les lieux culturels…
Vous avez raison, mais cibler telle ou telle catégorie en fonction de ses origines ethniques, c’est aussi courir le risque de la renvoyer à son statut minoritaire.
Trouvez-vous que les lieux culturels soient trop intimidants ?
Je pense comme Jean Vilar que, tout en conservant une programmation exigeante et de qualité, on peut travailler sur les différentes composantes de l’offre pour que les gens se sentent davantage chez eux : accès, horaires, accueil, information, médiation, services… Prenez le Mac/Val [Musée d’art contemporain du Val-de-Marne à Vitry-sur-Seine. Dans un pays anglo-saxon, il y aurait en permanence une vie bouillonnante sur le parvis, dans le hall, dans les salles. De même, la boutique-librairie a été fermée alors que les habitants des environs pourraient venir y acheter des cadeaux culturels pour leurs enfants.
Quelle est exactement votre position sur la gratuité d’entrée ?
Dans un monde idéal, il faudrait que l’accès aux institutions culturelles soit gratuit, comme André Malraux le souhaitait (et comme c’est le cas à Washington DC pour les musées dépendant de la Smithsonian Institution). Encore faut-il largement communiquer sur la gratuité, ce qui est peu fait par les villes qui l’ont instaurée. Il faut aussi renouveler l’attractivité des lieux et renforcer les aides à la visite. Mais il s’agit surtout à présent de stopper l’augmentation des tarifs. Car elle provoque un effet d’éviction parfaitement établi, conduisant à la situation où nombre de visiteurs potentiels renoncent à leur visite pour des raisons de coût et non d’intérêt, leur motivation étant forte. Un exemple : actuellement, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, il en coûte 12 euros pour voir l’exposition « Warhol » et 7 euros pour l’exposition « Co-workers » [jusqu’au 7 février et 31 janvier] ; or, en l’absence de billet couplé, le visiteur qui souhaite visiter ces deux expositions doit débourser 19 euros. Est-ce compatible avec la loi musée qui impose de garantir l’égalité d’accès ? Ces tarifs permettent-ils d’accomplir la mission éducative du musée ?
Pourquoi le bénévolat n’existe-t-il pas en France, contrairement aux pays anglo-saxons ?
Il y a des secteurs culturels qui ont recours aux bénévoles : chantiers de fouilles archéologiques et de restauration, musées associatifs, festivals, bibliothèques relais en zones rurales… Mais il est vrai que dans les établissements professionnalisés, les responsables s’en méfient. Le problème vient de ce qu’on ne sait pas recruter, fidéliser et encadrer des bénévoles. Il y a pourtant là un gisement qui permettrait un meilleur ancrage territorial (pensons au Louvre-Lens). Car les bénévoles ne sont pas dans une démarche de sacrifice, mais d’épanouissement personnel et d’accomplissement de leur passion. Dans un autre domaine, le Centre Pompidou, comme d’autres institutions, a abandonné la politique des « correspondants » et c’est bien dommage, car il s’agissait d’un instrument utile en termes de démocratisation culturelle, quand on prétend par ailleurs qu’elle est impossible à réaliser.
(1) regroupant les cadres supérieurs
et professions libérales.
(2) Professions et catégories socioprofessionnelles.
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Jean-Michel Tobelem : « Que les gens se sentent chez eux dans un musée »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°449 du 22 janvier 2016, avec le titre suivant : Jean-Michel Tobelem : « Que les gens se sentent chez eux dans un musée »