Les artistes présentés à Belfort et à Montbéliard affrontent la difficile question de l’Holocauste. Certains ont vécu ces événements, d’autres n’en connaissent que les récits.
BELFORT, MONTBÉLIARD - Il y a des titres qui en disent long. « Retour sur l’abîme » en est un. Cette belle métaphore poétique, qui désigne l’exposition commune organisée par plusieurs institutions à Belfort et à Montbéliard, est suivie d’un sous-titre, direct et brutal : « L’art à l’épreuve du génocide ». Une entreprise risquée, tant ce thème particulier, susceptible de heurter la sensibilité des spectateurs, doit bénéficier d’un traitement millimétré. La difficulté principale est de trouver une forme de retenue où l’œuvre ne soit pas recouverte par le pathos. Pour ce faire, pas moins de quarante artistes, français, polonais, israéliens ou d’autres nationalités, ont été réunis ici. Certains parmi eux furent marqués dans leur chair par le trauma de la Shoah. D’autres, plus jeunes, reconstituent la mémoire qui les hante. Tous, cependant, partagent cette affirmation de Christian Boltanski : « Je ne suis pas un artiste qui travaille d’après l’Holocauste, je suis un artiste qui travaille après l’Holocauste. »
Il n’est pas facile de parler de cette exposition. La dimension éthique, les accents tragiques que prennent ces travaux font que toute référence à des critères stylistiques ou plastiques semble dérisoire. Pourtant, ces créateurs parviennent chacun à leur manière à représenter les pages parmi les plus sombres de l’histoire du XXe siècle.
Le visiteur chemine à travers différentes stations – « L’Archipel de la mort », « Terres blafardes », « Hantises », « Atlas » – qui traitent de la disparition, du passé, de la mémoire, de l’oubli. Le poids du réel est tel que le rapport au document est prégnant (Thierry Bernard, Sylvie Blocher, Dominique Dehais…). Pour les artistes, toutefois, il ne s’agit pas de faire un travail d’archiviste, mais de sortir ces photographies et ces inscriptions de leur anonymat, et de leur donner corps. C’est ce que tente Sylvie Blocher (Montbéliard) quand elle dit vouloir montrer « la singularité irréductible des corps » avec son film Nuremberg 87. Ici, les images du fameux stade qui accueillait le congrès annuel du Parti national-socialiste, devenu un paysage de désolation, sont accompagnées par une voix qui prononce les noms des victimes du nazisme.
À chaque créateur sa façon de marquer la distanciation. La série peinte par Jean-Marc Cerino (Belfort) est formée de représentations a priori banales (une séparation dans une gare, un camion). Cependant, le regard qui s’arrête sur les détails comprend rapidement qu’il s’agit d’une scène de déportation et d’un camion à gaz. Les installations vidéo de Shimon Attie (Belfort) se résument à un vestige, à une trace sauvée in extremis de l’oubli. L’artiste américain projette sur les parois des maisons de l’ancien quartier juif de Berlin des photographies de scènes de rue prises avant la guerre, comme en une tentative d’exhumer l’histoire de cette population exterminée. Ces images spectrales, « de passage », semblent glisser sur les murs tels des fantômes étrangement paisibles, de retour sur le lieu du crime (The Writing on the Wall, 1992-1993).
Métaphore macabre
D’autres artistes étaient plongés directement dans l’horreur. Henryk Beck (Belfort), pendant son séjour au ghetto de Varsovie, réalise une gravure au titre qui fait froid dans le dos : Nous passons le temps en jouant aux échecs (1941). Deux squelettes de profil s’engagent dans une confrontation macabre, métaphore qui évoque le sort de ceux qui se voient déplacés sur un échiquier géant dirigé par des meurtriers. À l’opposé, les acryliques de Pierre Faucher (« Le Paysage français », 1993, [Belfort]), des bâtiments verts peints de manière sommaire, semblent presque idylliques. Ce n’est qu’en le comparant à une autre série, « Gris neutre » (2008), que l’on remarque l’étrange analogie de ces architectures avec les baraques du camp de Drancy.
Le parcours est dense, peut-être trop dense, en raison d’œuvres très nombreuses et puissantes. Citons en conclusion les impressions sur des plaques en aluminium d’Elzbieta Janicka (Montbéliard), des cadres partiellement brûlés, à l’image manquante (Chelmno, 2004, Belzec, 2003). À l’instar de Jochen Gerz et ses « Monuments invisibles », Janicka propose au spectateur de véritables portraits d’absence.
Commissaires : Philippe Cyroulnik, directeur du 19 ; Nicolas Surlapierre, conservateur et directeur des Musées de Belfort
Nombre d’artistes : 40
Nombre d’œuvres : 250
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L’art face à l’abîme
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 7 février 2016, à Belfort : Musée des beaux-arts, rue Georges-Pompidou, tél. 03 84 25 51 73, tlj sauf mardi, du mercredi au lundi, 14h-17h, entrée 5 €, et aussi : Musée de la Citadelle, Théâtre du Granit, École d’art Gérard-Janot ; à Montbéliard : Le 19, Crac, 19 av. des Alliés, tél. 03 81 94 43 58, le19crac.com, tlj sauf lundi 14h-18h, dimanche 15h-18h, entrée libre. Catalogue, éd. Mare & Martin, 23 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°447 du 11 décembre 2015, avec le titre suivant : L’art face à l’abîme