Dans tous les établissements publics, des « personnalités qualifiées » siègent au conseil d’administration. Ni décideurs ni simples figurants, elles représentent l’établissement plus qu’elles ne l’administrent.
À la suite de leur transformation en établissements publics, les grands musées nationaux ont accueilli l’un après l’autre des personnalités qualifiées au sein de leur conseil d’administration (CA). Celles-ci sont désignées par arrêté du ministère de la Culture et de la Communication « en raison de leurs compétences ou de leur fonction », et souvent « pour leur connaissance des publics des musées nationaux ». Elles siègent trois fois par an aux côtés des représentants des tutelles (ministère délégué chargé du Budget et ministère de la Culture), du représentant de la Réunion des musées nationaux (RMN) dans plusieurs cas, des éventuels élus ou préfets locaux (Versailles, Sèvres, Fontainebleau), des représentants des conservateurs et du personnel. Selon les conseils d’administration, on dénombre entre trois à sept personnalités, sur un total variant de dix à dix-neuf administrateurs. Elles occupent ainsi de 20 à 40 % des sièges.
Le choix de ces personnalités peut directement émaner des ministères, ou bien leur nom peut être suggéré, et cela semble le cas pour la majorité d’entre elles, par le directeur de l’établissement. Ces personnalités proviennent principalement de quatre grandes catégories (voir tableau ci-contre). Si l’on ajoute les avocats aux dirigeants d’entreprise, elles sont près de 40 % à venir du secteur privé. 18 % d’entre elles viennent d’autres musées, et le même pourcentage provient de la haute administration. Enfin, 12 % d’universitaires apportent leur vision scientifique. Notons que sur les quatorze établissements publics nationaux étudiés et leurs soixante-six personnalités qualifiées, la parité est totale (50 %, soit 33 hommes 33 femmes).
Pour quel rôle ? « Conseil » est le maître mot, chez tous les interrogés. Sur quels sujets ? À peu près tout ce qui touche à la gestion du musée, hors conservation et acquisitions. Par exemple, Charlotte Dennery (BNP Paribas) apporte à la RMN son « expérience en gestion des ressources, notamment celle des effectifs importants ». Selon l’économiste Françoise Benhamou, qui siège au Louvre, « sur les problématiques de financement, et dans un contexte où les fonds publics se font plus rares, la présence d’économistes dans les CA semble assez naturelle ». Jean-Marie Fabre, ancien haut fonctionnaire, dirige aujourd’hui une société financière. Compagnon de longue date de la Cité de la céramique à Sèvres, il en est aujourd’hui le président du CA : « J’apporte surtout mon expérience des conseils d’administration, ma vision de la gouvernance entre président et directeur. Mon rôle est de “challenger” le directeur, de respecter ses prérogatives, mais aussi d’interroger constamment sa gestion, comme un sparring-partner [partenaire d’entraînement] ». Véronique Weill, directrice des opérations chez Axa, tempère selon le contexte : « Il faut rester humble quand on ne se sent pas spécialiste, mais poser les bonnes questions. »
Conseillers et ambassadeurs
Dans certains cas, la compétence recherchée va s’exercer de manière plus opérationnelle : « Avec la Fondation Culture et Diversité, mon expertise en mécénat me fait m’impliquer davantage dans le quotidien du musée », explique Éléonore de Lacharrière, présidente du Musée Rodin. Le cas de figure semble cependant exceptionnel, seulement partagé par les avocats qui dénouent les difficultés juridiques, comme Jean-Jacques Neuer au Musée Guimet ou Antoine Tchekhoff au Louvre. Jacques Attali, qui ne siège plus à Orsay depuis l’année passée, résume : « Elles n’ont pas d’influence majeure sur la stratégie immédiate […], mais les personnalités qualifiées peuvent avoir un rôle de conseil important pour certaines évolutions de long terme. Par exemple, c’est sous l’impulsion d’administrateurs indépendants que la politique numérique du musée s’est nettement modernisée. »
Comment se passe le conseil d’administration, comment s’articulent les différentes interventions ? D’abord, il faut avoir conscience que toutes les décisions importantes sont prises directement avec la tutelle, dans les réunions préparatoires, et que le CA n’est qu’une « chambre d’enregistrement », selon l’expression consacrée. « Le vote est rarement déterminant », concède Hervé Barbaret, administrateur général du Louvre. « Mais le conseil d’administration a pour objectif une alchimie, seule permise par la diversité des points de vue et l’éminence des personnalités présentes. Le débat s’enrichit à l’aune des différents parcours, personnalités et regards présents ». Même discours chez son homologue à Orsay, Alain Lombard, qui ajoute : « Ce ne sont pas des actionnaires (hormis les représentants de l’État). Ils n’ont donc pas de responsabilité à proprement parler, même s’ils ont l’obligation d’assiduité. » En revanche, « d’un point de vue stratégique, le déroulement du CA est comparable à celui d’un grand groupe comme Axa, explique Véronique Weill, qui siège au Louvre. On y parle axes d’investissement, budget et problématiques “macro” de management ». Mais sans enjeu immédiat, donc.
Alors pourquoi une représentation importante en nombre si leur pouvoir réel est limité ? Comme le faisait remarquer le site « Louvre pour tous » en 2011, on peut en effet s’interroger sur la présence de sept personnalités qualifiées au sein d’un conseil d’administration (Louvre) qui ne compte que trois représentants des conservateurs. Le rapport n’est pas contradictoire et tient d’abord aux besoins politiques de l’institution. La présence d’administrateurs prestigieux permet par exemple de toucher les grands musées, ce qui facilite les demandes de prêt pour les expositions temporaires. « Nous sommes des ambassadeurs, autant pour les expositions que pour les campagnes de mécénat », résume Aline Sylla-Walbaum, directrice générale internationale du pôle Luxury de Christie’s et membre du CA d’Orsay. Jacques Attali confirme ce rôle naturel de représentation, quand il dit être « heureux de ne plus être au CA du Musée d’Orsay, pour ne pas avoir à justifier les deux dernières expositions scandaleuses »…
Liberté de parole plus que de décision
Par ailleurs, la dimension personnelle n’est pas à négliger : « l’honneur » que constitue une telle nomination est également une forme de reconnaissance de l’expertise acquise dans le secteur des arts. Ces prestigieux bénévoles expriment volontiers le plaisir qu’ils ont à s’ouvrir à de nouvelles problématiques, à participer à une mission d’intérêt général d’envergure et à côtoyer des experts reconnus. C’est d’ailleurs l’objet de l’une des critiques des représentants du personnel. Franck Granados, qui siège pour la CGT au Musée d’Orsay, déplore un certain « entre-soi », un « flou sur les modalités de nomination » où les réseaux personnels ont large part. Il reconnaît l’expertise et l’utilité de la plupart des membres pour les prêts d’œuvres ou leur contribution au rayonnement du musée, mais regrettent que ces indépendants votent « toujours dans le sens de la direction ». Au Louvre, c’est la grande place occupée par le mécénat (et par ricochet les mécènes) que relèvent les syndicats. Une place qui en dit peu sur les personnalités elles-mêmes, mais beaucoup sur l’évolution des contraintes budgétaires qui pèsent sur les grands musées.
Pourtant, l’indépendance est bien la raison d’être de ces personnalités au sein du conseil, explique Antoine Tchekhoff, avocat, administrateur en même temps que secrétaire de la Société des amis du Louvre : « Les personnalités qualifiées n’attendent rien, n’ont aucun retour à espérer. C’est pourquoi leur parole est valorisée par la direction qui a intérêt, face aux tutelles notamment, à ce que des avis libres s’expriment. Elle a besoin de déclarations non formatées par l’attachement à un ministère, une catégorie de syndicats ou des intérêts particuliers. »
Si l’indépendance vis-à-vis des tutelles est un argument séduisant – par ses nominations, le ministère ferait-il donc preuve d’une saine autocritique ? –, vis-à-vis de la direction elle vaut pour la parole plus que pour les actes. Pour beaucoup, accepter de participer revient directement à « soutenir la politique du président ». Jacques Attali en témoigne : « Hormis les représentants du personnel, qui peuvent s’abstenir, et parfois à juste titre, il est rare de voir des administrateurs ne pas aller dans le sens de la direction. Je n’ai jamais vu un vote impacté par les personnalités qualifiées. » Quelques contre-exemples fleurissent çà et là ; on évoque la personnalité atypique de Pierre Berger au Louvre, le charisme de l’ancien président du Metropolitan Museum of Art à Orsay. Mais une abstention est déjà un événement en soi, et c’est davantage l’exception qui confirme la règle.
Indépendance requise
Reste la question de l’indépendance commerciale. Le Musée d’Orsay compte dans son CA une directrice de maison de ventes et une éditrice de livres d’art, deux entreprises qui sont potentiellement des partenaires commerciaux du musée. Aline Sylla-Walbaum (Christie’s) n’élude pas le sujet : « D’abord, les choses sont connues. Un manquement à l’éthique serait trop évident. Ensuite, les acquisitions ne sont présentées au CA qu’a posteriori et à titre d’information, ce qui prévient de toute influence. Enfin, par principe, j’aurais décliné l’invitation du musée si j’avais travaillé au département de l’impressionnisme – ce qui n’est pas le cas. » Dans d’autres cas, on résout le problème simplement : « Lorsque le Louvre a envisagé d’occuper des locaux propriété de la société Axa, l’administrateur appartenant à la compagnie concernée est sorti, pour ne participer ni aux débats ni au vote. En outre, cette situation doit rester exceptionnelle, sinon le membre devrait quitter le CA », relate Hervé Barbaret.
Pouvoir de décision mineur, expertises variées, indépendance difficile mais nécessaire : on le voit, le rôle des personnalités qualifiées est à l’image de la nouvelle gouvernance des musées, en cours de construction. Hormis les universitaires, tous les interrogés relient d’ailleurs leur participation au contexte devenu structurel, à la pression budgétaire qui pèse sur les établissements publics : leur apport est dans la gestion, la rationalisation des coûts, le mécénat, le conseil juridique… À ce titre, quand on leur parle des directeurs de musée et de leur profil, les réponses sont éloquentes et plus différentes que prévu. Pour Jean-Marie Fabre, « il faut des gestionnaires à la tête des musées ». Aline Sylla-Walbaum est moins catégorique : « Certes, l’appétence managériale n’est pas inscrite au cursus de l’INP [Institut national du patrimoine], qui forme les conservateurs. Heureusement, il existe des conservateurs qui sont d’excellents gestionnaires. C’est évidemment le profil parfait. » Pour Christine Mengin, historienne de l’architecture qui siège au Musée du quai Branly, « mettre des gestionnaires à la tête des musées est dangereux. On verra dans vingt ans s’ils ont su conserver la vitalité de l’institution ». Jean-Jacques Neuer confirme : « C’est une vision qu’il faut, pas un cursus. »
Quel que soit le profil qui se retrouve à la tête du musée, les personnalités qualifiées qui l’accompagnent ont pour point commun de participer à la gestion modernisée des établissements publics. Récente et révisable par simple décret, cette présence parfois massive mais toujours discrète entre peu à peu dans les pratiques, à un moment charnière de l’histoire des musées nationaux. Un rôle conjoncturel, ou l’annonce d’un changement encore plus radical ?
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Les ambassadeurs des musées
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°425 du 12 décembre 2014, avec le titre suivant : Les ambassadeurs des musées