Pour la 6e édition de Monumenta, Ilya et Emilia Kabakov présentent leur « Étrange Cité », qui délivre un message codé et ambigu, héritage de l’ère soviétique.
PARIS - Il faut se rendre à l’évidence, les Kabakov sont de vrais malins. Mais dans le meilleur sens du terme. Leur Étrange Cité a réussi l’exploit ultime : celui de plier le Grand Palais aux besoins de l’œuvre. Sans faire l’histoire (courte) de la Monumenta, le défi relevé par les artistes a été de ne pas se faire annihiler par ce grand Léviathan. Qu’il s’agisse de l’affronter en hauteur (toute la puissance de Serra), sur le sol (toute l’horreur méticuleuse de Boltanski) ou encore en produisant un volume imposant (Kapoor), les créateurs semblaient tous obsédés par cet endroit intimidant.
Déambulation entre immatériel et métaphysique
Les artistes russes ne s’attaquent pas à l’espace entier, mais plutôt aux conditions de la visibilité des spectateurs. En érigeant des murs blancs, une double enceinte circulaire et des bâtiments reliés entre eux par des arches, ils bloquent le regard du visiteur, l’obligeant à s’immerger dans cet univers clos. L’architecture du lieu n’est pas totalement ignorée : d’emblée, on est happé par une énorme structure conique, une coupole inclinée en verre teinté d’où émanent des sonorités envoûtantes. Cependant, ce rappel du toit transparent, à la lumière changeante du Grand Palais échappe, grâce à l’effet de synesthésie entre les couleurs et la musique, à la niaiserie décorative réalisée par Buren pour la dernière Monumenta.
Qui plus est, Étrange Cité ne se livre pas d’un seul coup d’œil. Avec cette installation, l’impact n’est pas immédiat ; plus qu’un choc visuel, il s’agit d’un parcours dont le sens se dévoile au fur et à mesure du parcours. Parcours libre, toutefois, car sans être labyrinthique l’œuvre est déroutante ; aucun trajet ne s’impose pour passer d’un pavillon à l’autre. C’est innocemment (même si rien ici n’est innocent) qu’une des entrées possibles dans la cité, les Portails, n’est qu’une traversée de seuils qui ne mènent nulle part. En fait, le vrai lien entre les différentes parties de l’œuvre concerne les thèmes communs qu’elles partagent. Comme toujours, les Kabakov, nés sous le régime soviétique, parlent d’une société où l’écart entre l’idéologie radieuse et la réalité quotidienne crée un état de frustration permanent. Les deux « chapelles », noire et blanche, ont leurs murs recouverts d’« images-mensonges » – parfois accrochées à l’envers –, qui rappellent la propagande ancienne et le monde imaginaire qu’elle figurait.
Dédale chargé de symboles
Mais, on le sait, c’est dans ce contexte oppressant que des rêves ou plutôt des utopies apparaissent. Ainsi, on trouve la maquette d’une ville reconstruite qui exista, dit-on, au nord du Tibet. Une double ville, terrestre et céleste, qui communiquait avec d’autres mondes. Ailleurs, le Centre d’énergie cosmique réunit la tour de Babel avec son équivalent contemporain le Monument pour la Troisième Internationale de Tatline. Ailleurs encore, on trouve le « personnage » emblématique du couple : l’ange. C’est lui qui porte l’espoir du changement, celui de l’évolution de la société du matérialisme (dialectique ou non) vers une spiritualité. Ici, une sculpture représente un homme tout en haut d’une immense échelle, qui tend la main vers cet envoyé céleste, mais ne parvient pas à le toucher. Une version ironique de la célèbre œuvre de Michel-Ange, La création du monde ou, plus probablement, de la fameuse tribune pour Lénine d’El Lissitzky ? Quoi qu’il en soit, cette « citation » ambiguë est caractéristique du langage plastique du couple Kabakov. Langage codé, qu’ils possèdent à merveille, comme tout rescapé d’un régime où il fallait que chaque mot prononcé en cache un autre et où l’emploi des expressions à double entente, de l’euphémisme et de l’allusion, s’expliquait par la nécessité de survivre dans un milieu hostile. Ainsi, on ne saura pas s’ils croient véritablement à l’utopie ou s’il s’agit d’une dérision déguisée. Image d’un désastre ou un renouveau optimiste ? Si l’art est avant tout un vrai mensonge, le couple russe le manie avec un brio extrême. La réussite de leur cité est celle de créateurs qui sont capables de donner chair aux concepts, qui n’ignorent pas l’histoire de l’art mais qui n’en font pas le sujet exclusif et tautologique de leur œuvre, qui n’évitent pas la réalité mais ne la figurent pas littéralement. Autrement dit, du grand art.
Commissaires : Jean-Hubert Martin et Olga Sviblova
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L’utopie des Kabakov
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dimanche, lundi, mercredi 10h-19h, jeudi, vendredi et samedi 10h-24 h.
Légende photo
Ilya et Emilia Kabakov, sous la nef du Grand Palais. © Photo : Mirco Magliocca/RMN-GP
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°414 du 23 mai 2014, avec le titre suivant : L’utopie des Kabakov