Rencontrés durant la préparation de leur Monumenta, Ilya et Emilia Kabakov insistent sur leur volonté d’élever les consciences.
La place Rouge, Saint-Basile, le Kremlin et le café Pouchkine… À Moscou, tous les guides en recommandent la visite, évidemment. En revanche, aucun ne vous suggérera d’aller visiter l’atelier qu’Ilya Kabakov a occupé des années durant à l’époque du bloc soviétique. Et pour cause : non seulement c’était là un repaire pour tous les artistes et intellectuels dissidents, mais il y a développé une œuvre à contre-courant de l’art officiel, avant de s’exiler, à la fin des années 1980, laissant l’atelier en l’état, allant tout d’abord vivre à Berlin – où il a rencontré sa femme – puis s’installant près de New York, dans une maison à l’extrémité de Long Island. Faute de guide, il faut alors suivre Olga Sviblova, la dynamique directrice du Multimedia Art Museum, commissaire de l’exposition « El Lissitzky – Ilya and Emilia Kabakov. Utopia and Reality » que l’on pouvait voir l’automne dernier dans son musée. Amie de Kabakov de très longue date, parfaitement francophone, elle vous emmène grimper les huit étages de l’immeuble populaire où il a vécu pour découvrir sous les combles ce qu’il en était de ce lieu. Aujourd’hui transformé en Fondation pour l’art contemporain, il est ouvert aux chercheurs et autres amateurs curieux. Le déplacement vaut le coup. Bien peu de chose semble avoir bougé.
L’endroit est simple mais chaleureux. Un long passage fait de planches de bois mène à une grande pièce, à toit en double pente et à deux niveaux. Un grand coin cheminée, un coin bureau près d’une fenêtre offrant à voir une large vue sur la ville, des rayonnages qui croulent sous les bouquins, des tables et des ordinateurs, tout plein de bibelots posés ici et là… : s’il fait un peu camp retranché, perché et isolé qu’il est en plein cœur de ville, l’ancien atelier de Kabakov n’en est pas moins un lieu branché sur le monde extérieur. Parce qu’il y flotte toutefois dans l’air quelque chose d’une absence, revient en mémoire l’étonnante installation que le Russe avait présentée à l’exposition des « Magiciens de la Terre » organisée par Jean-Hubert Martin en 1989. Intitulée L’homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement (1981-1988), la tentation est grande de regarder par la fenêtre, mais trêve d’utopie…
Deux raconteurs d’histoires, question de culture
Ce matin de décembre 2013, alors que j’ai le plaisir de rencontrer l’artiste avec sa femme Emilia au siège de la RMN pour parler du Monumenta dont ils sont les invités en mai, à la question que je lui pose s’il savait où était justement passé L’homme qui…, il répond aussitôt : « Excellente question ! Mais tant que nous sommes sur terre, nous ne pouvons pas le savoir. » Dire de Kabakov qu’il a réponse à tout serait vouloir flatter ce bel esprit de 80 ans qui a choisi de travailler avec Emilia depuis leur mariage en 1992 et de signer en commun leurs œuvres. Assis dans un bureau froid et anonyme de part et d’autre d’une grande table en verre transparent, café, plaque de chocolat et viennoiseries devant eux, une interprète entre nous, nous conversons depuis une bonne heure. L’échange est plus que chaleureux. Emilia et Ilya sont des gens simples. Cheveux courts blonds, visage rond, pull vert pailleté, elle s’est accoudée sur le plateau de la table, légèrement tournée vers Ilya ; lui, cheveux blancs bouclés, visage jovial, chemise bleue rayée de couleurs claires, a les deux mains jointes sur la table. C’est surtout lui qui répond aux questions posées, elle acquiesçant à ses paroles et n’intervenant que de temps en temps. Ils sont en phase, le ton est bonhomme, la parole précise, l’anecdote récurrente. De fait, Emilia et Ilya ne peuvent pas s’empêcher de raconter des histoires. C’est une question de culture. Normal, ils sont russes et la culture russe est fondée sur la littérature, d’où ce goût irrépressible pour la narration. « Raconter, c’est essentiel », dit l’artiste, aussitôt approuvé par un hochement de tête de sa femme.
Ilya Iossifovitch Kabakov est né en 1933 à Dniepropetrovsk, dans l’Ukraine russe d’alors. Son père mort pendant la Seconde Guerre mondiale, il est amené à se rendre en Ouzbékistan où il étudie les arts plastiques à Samarcande pour rejoindre ensuite, à 18 ans, la très officielle École des beaux-arts de Moscou d’où il sort diplômé en 1957. Il se spécialise alors dans l’art de l’illustration – ce qui lui assure quelques revenus pour vivre – tout en développant une œuvre plastique à l’écart de la doxa régnante. Jean-Hubert Martin raconte qu’en 1985, alors qu’il dirigeait la Kunsthalle de Bern et qu’il avait programmé la première exposition véritablement personnelle de l’artiste, il n’a pas réussi à le faire sortir parce que les autorités russes n’avaient pas sur leur liste de peintre au nom de Kabakov. Martin eut beau insister et certifier qu’il l’était, celles-ci n’entendirent rien, relevant seulement ce nom-là comme illustrateur ! De douze ans plus jeune que lui, Emilia est née dans la même ville. Par la suite, elle a fait des études de musique ainsi que de langue et de littérature espagnoles à Irkoutsk. Émigrée en Israël en 1975, elle est allée s’installer à New York deux ans plus tard où elle a travaillé comme « curator » et « art dealer ». Discrète mais d’une attention de tous les instants à ce que dit Ilya, elle l’assiste en tout, lui apporte si besoin est la contradiction, dans tous les cas veille à ce que tout tourne rond de sorte à pouvoir faire leur art en toute liberté d’esprit.
Une critique de la misère qu’engendrent les régimes autoritaires
Interrogé sur ce qui l’avait interpellé dans le travail de Kabakov quand il l’a découvert au début des années 1980, alors qu’il allait souvent en URSS pour préparer l’exposition « Paris-Moscou », Jean-Hubert Martin dit avoir été « impressionné par l’œuvre dans l’atelier parce qu’il y avait plein de peintures. C’était une œuvre vraiment aboutie qui était là et que les visiteurs pouvaient voir, mais qui ne pouvait pas être montrée à l’extérieur ». Ce qui l’a le plus frappé, « c’est que c’était un artiste conceptuel qui pratiquait la peinture. Pour moi, c’était une espèce d’oxymore et, en même temps, je trouvais que c’était peut-être là la vraie issue aux difficultés de l’art conceptuel à sortir d’une forme extrêmement austère et rigide. »
Chef de file du milieu artistique underground moscovite et l’un des principaux fondateurs du « conceptualisme » en URSS, Ilya Kabakov s’est toujours appliqué à opposer le triomphalisme du réalisme socialiste à la réalité de la vie quotidienne. Mais par-delà le contexte originel de sa démarche, « ce qu’il faut bien comprendre au sens large, c’est une espèce de critique, une satire très virulente de la misère qu’engendre tout régime autoritaire », explique Jean-Hubert Martin à propos de la façon dont son travail a évolué à la suite de son passage à l’Ouest. En fait, la démarche des Kabakov s’est élargie à des considérations beaucoup plus vastes et à toute une conception de la vie. Leur œuvre est requise par la question existentielle de la condition humaine. « Effectivement, nous voulons induire la réflexion sur ce qu’est l’homme – dit avec force Ilya – non plus simplement sur ce qu’est la banalité, la réalité de la vie quotidienne des gens. Nous voudrions amener cette réflexion à un niveau supérieur, à un niveau intellectuel.
La vie de l’homme, ce n’est pas seulement de manger, de dormir et de prendre des photos. Nous voudrions faire réfléchir sur des choses qui ne sont pas quotidiennes, mais plutôt à la culture, à l’utopie, aux idées, pour que les gens se souviennent qu’il y a un étage dans leur maison. Il ne faut pas regarder seulement sous ses pieds, il faut élever le regard vers le haut. »
Les Kabakov ont le sens de l’image, ils les adorent et toute leur œuvre en est gourmande. Comme l’exposition du Multimedia Art Museum les confrontant à El Lissitzky le démontrait, leur position à l’égard des avant-gardes russes du début du XXe siècle est catégorique : « C’est un radicalisme révolutionnaire qui voulait détruire les différents aspects sociaux et moraux de la réalité historique, la réalité de l’humanité et la réalité russe. Nous, nous appartenons à une autre génération, celle qui a connu les résultats de cette expérience. » D’où leur réaction de dégoût pour l’art abstrait qui leur apparaît comme « inhumain » et leur volonté – comme ils disent – de « revenir aux idées de l’homme d’avant, celui du XIXe siècle, peut-être même encore avant au siècle des Lumières, celui de l’homme intellectuel tout simplement ».
Au Grand Palais, une histoire bien plus qu’un choc visuel
Revenir aux idéaux humanistes : tel est le propos que les Kabakov développent dans leur œuvre, mêlant peinture, sculpture et installation, et dont Monumenta constituera une nouvelle formulation sous la forme d’une sorte de ville idéale nommée L’Étrange Cité. Un ensemble complexe aux allures de grande œuvre à la Léonard de Vinci. « À la différence des propositions précédentes qui reposaient plutôt sur un choc formel, voire émotionnel, là, on rentrera au contraire dans une histoire, précise Jean-Hubert Martin. L’ensemble traite de la relation de l’ici et de l’ailleurs, de la vie et de la mort, de la présence et du métaphysique. C’est cette dualité-là qui va être tout à fait majeure, avec du récit et avec des histoires. » Pour les artistes, par rapport aux différentes prestations qu’on a pu voir d’eux en France – telle que l’installation de cette cuisine communautaire qui occupe les sous-sols du Musée Maillol depuis de nombreuses années, voire de cet Homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement –, l’occasion est de bien faire entendre leur message. « Auparavant, il s’agissait d’une personne qui était opprimée et qui voulait s’échapper. Maintenant, nous continuons dans la même idée de s’échapper du monde réel, mais nous aspirons à monter à un niveau supérieur de l’existence. Peut-être est-ce lié à notre âge mais, en tout cas, c’est notre intime désir. Le personnage précédent était un esclave qui voulait s’échapper de ses conditions de vie, maintenant il est libre. Seulement de manière relative, bien sûr, parce que tout est relatif en ce monde et qu’il reste toujours en lui une part d’esclave. »
En réponse à la question « Qu’est-ce que l’art ? », suggérée par Lawrence Weiner et posée à chacun des artistes participant aux « Magiciens de la Terre », Ilya Kabakov avait dit : « L’art est un objet à propos duquel chacun peut dire quelque chose sans savoir ce que c’est. » Vingt-cinq ans plus tard, lui reposant à nouveau la question, Ilya Kabakov persiste et signe : « Dans notre vie, il y a comme des trous dont nous pouvons nous approcher, mais dans lesquels nous ne pourrons jamais pénétrer. Il n’y aura jamais de réponse à ce genre de question et heureusement qu’il en est ainsi. C’est comme la vie. Plus nous en savons, moins nous pouvons en savoir. »
1933
Naissance d’Ilia Kabakov à Dniepropetrovsk, en Union soviétique (Ukraine actuelle)
1945
Naissance d’Émilia Kabakov à Dniepropetrovsk, en Union soviétique (Ukraine actuelle)
1975
Après Israël, Emilia déménage à New York où elle travaille comme commissaire d’exposition et galeriste
1985
Première exposition d’Ilia à la Galerie Dina Vierny à Paris
1988
Début de leur collaboration artistique
1992
Installation La Cuisine communautaire pour Dina Vierny
1993
Ils représentent la Russie à la 45e Biennale de Venise
2014
Le couple vit et travaille à Long Island, dans l’État de New York
Du 10 mai au 22 juin. Nef du Grand Palais.
Ouvert lundi, mercredi et dimanche de 10 h à 19 h et le jeudi, vendredi et samedi de 10 h à minuit.
Tarifs : 6 et 3 e. Entrée gratuite lors de la Nuit européenne des musées de 20 h à minuit. www.grandpalais.fr
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Les Kabakov - Philosophes humanistes de la condition humaine
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Abonnez-vous dès 1 €Du 10 mai au 22 juin. Musée Maillol.
Ouvert de 10 h 30 à 19 h. Nocturnes le lundi et vendredi jusqu’à 21 h 30.
Tarif : 13 e. www.museemaillol.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°667 du 1 avril 2014, avec le titre suivant : Les Kabakov - Philosophes humanistes de la condition humaine