« The Bride and the Bachelors », au Barbican Centre à Londres, dévoile le très riche héritage de Duchamp pour les artistes américains des années 1960.
LONDRES - En parcourant l’exposition, on peut se poser la question suivante : existe-t-il au XXe siècle un créateur qui n’ait subi l’impact de l’ombre géante de l’inventeur du ready-made ? Mais déjà Duchamp lui-même avait répondu par une pirouette, mi-sérieuse mi-ironique : « Je suis un prototype, toutes les époques en ont besoin. » De fait, il est l’un des artistes sans lesquels on ne peut pas comprendre le XXe siècle, il est le plus cité et, sans aucun doute, le plus imité. En ce sens, « The Bride and the Bachelors », présentée au Barbican Centre à Londres (1), est pertinente, car le rapprochement entre le peintre français et les artistes américains semble si évident qu’il n’a jamais été traité de façon frontale. En juxtaposant les œuvres de manière astucieuse, les organisateurs font clairement surgir ces liens.
Quelques faits historiques d’abord. Non pas que Duchamp ait été oublié en France, mais sa présence à New York a davantage marqué les esprits aux États-Unis. Ce fait ne date pas uniquement d’après-guerre. Déjà en 1913, lors de la fameuse exposition « Armory Show » qui réunit toute l’avant-garde européenne, l’artiste a droit à un instant de célébrité grâce à la stupeur que provoque Nu descendant un escalier. Il n’est que justice que l’œuvre, qui quitte rarement les cimaises du musée de Philadelphie, soit présente ici, aux côtés d’une réplique autorisée (1991-1992) du Grand Verre.
Cependant, le chapitre étudié à Londres est celui qui démarre après la Seconde Guerre mondiale – Duchamp s’installe définitivement aux Étas-Unis en 1942. Et c’est vers la fin des années 1950 qu’il est « découvert » par des artistes dont on connaît le rôle essentiel dans le domaine plastique, mais aussi dans celui de la musique ou de la chorégraphie. Réunis en « Who’s Who de l’art américain », ce sont ici les peintres (pas pour longtemps) Robert Rauschenberg et Jasper Johns, le danseur et chorégraphe Merce Cunningham et le compositeur John Cage.
Place au hasard
Les œuvres et les idées de Duchamp ont connu un regain de popularité après la publication d’une monographie (1959) par le critique d’art Robert Lebel, largement diffusée (2). À partir des années 1960, son importance devient une véritable mode, une « duchampite », pour citer Robert Smithson. Toutefois, si le créateur français a été placé sur un piédestal, il fallait encore, en la personne de Cage, un passeur accessible aux jeunes artistes américains pour propager sa vision esthétique. Ce dernier endosse cette fonction d’autant plus facilement qu’il fut enseignant en même temps que musicien. Que ce soit au Black Mountain College, ce haut lieu de l’avant-garde, ou à la New School à New York, il ne manquait jamais de familiariser ses élèves avec la pensée de Duchamp. On peut d’ailleurs se demander si l’influence directe de Cage, par l’importance qu’il accordait au théâtre, par sa collaboration avec Rauschenberg et Cunningham, n’a pas inspiré autant les jeunes créateurs que les œuvres et les idées de son « maître ». La place exclusive qu’accorde l’exposition londonienne à Duchamp prend parfois des accents excessifs ; rappeler au spectateur que Cage est né en 1912, l’année même où fut réalisé Nu descendant un escalier relève de l’anecdote. Il n’en reste pas moins que les rapprochements sont souvent spectaculaires, car, indiscutablement, les artistes américains se sont mis à fabriquer des ready-made (voir les bronzes de Johns) ou à les introduire dans leur peinture (les Combine Paintings de Rauschenberg) sous l’impact de la production duchampienne. De même, Duchamp a été le premier à montrer que la documentation concernant les activités artistiques pouvait être présentée comme une œuvre d’art. On remarque également la place du hasard dans les compositions musicales de Cage comme dans l’écriture chorégraphique de Cunningham. La démonstration est couronnée par des hommages (Rauschenberg, Trophy II (for Teeny and Marcel Duchamp, 1961), des citations ou des quasi-répliques (Johns, Memory Piece [1961], qui reprend la plante de pied de Torture-Morte [1959]). D’autres idées inhérentes à l’œuvre de Duchamp – mélange du visuel et du verbal, jeux de mots, jeux (d’échecs) trouvent leur écho chez ses confrères américains.
Mais le mérite principal de la manifestation du Barbican est de ne pas se limiter aux œuvres plastiques et de s’ouvrir sur la musique et la chorégraphie. Ainsi, au milieu d’une salle, dans une arène construite pour cette occasion, des danseurs reprennent régulièrement des thèmes des performances de Cunningham. Philippe Parreno, convié à mettre en scène l’exposition, y a conçu un dispositif sonore à partir des compositions de Cage mais aussi des bruits qu’il a enregistrés aux environs de la galerie. Une façon d’affirmer que l’art ne s’arrête pas à l’art. Duchamp, on s’en doute, l’aurait approuvé.
(1) et précédemment, en décembre 2012-janvier 2013 au Philadelphia Art Museum, sous le titre « Dancing around the Bride ».
(2) Sur Marcel Duchamp, éditions du Trianon en France, Grove Press aux États-Unis.
Commissaires : Carlos Basualdo ; Erica F. Battle
Mise en scène : Philippe Parreno, artiste
Nombre d’œuvres : 120
Jusqu’au 6 juin, Barbican Art Gallery, Barbican Centre, Silk Street Londres, tél 44 020 7638 4141, www.barbican.org.uk, vend.-mar. 11-20h, mer. 11-18h, jeu. 11-22h.
Titre original de l'article du Jda : "Pour Marcel c’est l’Amérique"
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Pour Marcel (Duchamp) c’est l’Amérique
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Abonnez-vous dès 1 €Jasper Johns, Painted Bronze, 1960, vue de l'exposition à la Barbican Art Gallery, Londres. © Photo : Felix Clay, courtesy Barbican Art Gallery.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°390 du 26 avril 2013, avec le titre suivant : Pour Marcel (Duchamp) c’est l’Amérique