CANNES
Présenté dans la sélection « Un certain regard » du dernier Festival de Cannes, le film « Renoir » raconte l’irruption du modèle Andrée Heuschling dans la vie des Renoir père et fils.
Montre-moi tes mains », demande le peintre à la jeune modèle qui vient pour la première fois de franchir la porte de son atelier. La demoiselle s’exécute, le vieil homme s’empare des jolies menottes, les approche de son visage et les embrasse avec une tendresse goulue. Rongées par la polyarthrite, ses mains à lui sont déformées, recroquevillées dans une douleur paralysante. En 1915, Pierre-Auguste Renoir est au crépuscule d’une vie dans laquelle fait irruption Andrée Heuschling, donzelle gouailleuse âgée de 15 ans envoyée par Matisse. Soixante ans les séparent. Originaire de la Marne, elle se prétend artiste (« actrice, chanteuse, danseuse… ») et souhaite prendre la pose pour gagner quelques sous. Acteur emblématique de la révolution impressionniste désormais cloué sur une chaise roulante, lui est consommateur de chair fraîche. par pinceau interposé. De cette rencontre électrique, Gilles Bourdos a tiré un film dicté par la passion de la peinture. S’appuyant sur le récit romancé de Jacques Renoir, arrière-petit-fils du peintre (Le Tableau amoureux, éd. Fayard, 2003), le cinéaste dresse un portrait sensible, dénué de la plupart des clichés surnageant dans les biographies d’artiste au cinéma.
Reconstituée au domaine du Rayol, à Rayol-Canadel-sur-Mer (Var), la villa des Collettes de Cagnes-sur-Mer est le jardin d’Éden de la famille Renoir depuis 1908. Lorsqu’Andrée Heuschling, dite « Dédée » (Christa Théret), s’immisce dans la maisonnée, Aline, l’épouse du peintre, vient de décéder. Gagné par la maladie depuis une vingtaine d’années, l’artiste s’arme de ses pinceaux et de sa palette pour combattre la souffrance. Les deux aînés, Pierre et Jean, sont au front, Claude (dit « Coco »), le benjamin, négligé par son père, broie du noir. L’arrivée du jeune modèle, au tempérament aussi incandescent que sa chevelure, attise les passions. Pierre-Auguste (Michel Bouquet) fait de sa peau veloutée et de ses rondeurs généreuses le dernier sujet de son œuvre – dont l’apothéose sera Les Baigneuses (1918-1919, Musée d’Orsay). Coco (Thomas Doret) jette un regard tantôt curieux tantôt jaloux sur la jeune femme qui monopolise l’attention de son père. Lorsque Jean l’enfant prodigue (Vincent Rottiers) revient au bercail pour soigner sa jambe blessée, il ne tarde pas à tomber amoureux de la belle dont il envie l’impétuosité. C’est elle qu’il finira par épouser et qui tiendra l’affiche des premiers films du réalisateur de La Grande Illusion (1937).
Mère Nature
Devant ce Renoir livré au bon vouloir de Mère Nature, on pense souvent au Van Gogh (1991) de Maurice Pialat. Pialat et Bourdos exaltent lumière naturelle et sons ambiants pour créer une atmosphère naturaliste envoûtante – le mistral et le soleil tiennent les deux autres rôles principaux du film. Mais la comparaison s’arrête là. Si Pialat accordait une place à l’improvisation des acteurs, Gilles Bourdos livre un film particulièrement maîtrisé, tant sur la forme que sur le fond : les dialogues sont très écrits ; la dimension psychologique des personnages, fouillée ; la reconstitution historique, soignée. Aidée par une caméra souple et féline, la mise en scène échappe pourtant à tout académisme et s’adresse avant tout aux cinq sens.
Un bel hommage en définitive à l’œuvre de Renoir, que l’on ne saurait qualifier d’artiste cérébral ou de théoricien, à l’image d’un Manet ou d’un Cézanne.
Âgé d’une dizaine d’années de plus que son personnage, Michel Bouquet s’attache à ne pas surjouer la ressemblance avec l’artiste filmé en 1915 par Sacha Guitry (Ceux de chez nous). Il campe un Renoir en clair-obscur – heureux le jour avec ses pinceaux, hurlant la nuit seul avec sa douleur. Fuyant la souffrance de son propre corps, le chagrin causé par la perte de sa femme et l’angoisse de savoir ses fils au front, l’artiste ne vit, ne parle, ne pense que peinture. Les seules fissures que l’on peut déceler dans ce monolithe qui débite, très (trop ?) docte, citation après citation (« un tableau doit être une chose aimable et heureuse », « la peinture, ça ne s’explique pas, ça se regarde », « il faut que ça baise ! »), surgissent lorsqu’il s’abandonne aux bons soins de ses aides de maison. Ces servantes-cuisinières-infirmières-modèles forment un joyeux cortège d’abeilles ouvrières qui maternent avec grâce le « patron » – l’ambiance familiale défiant toute hiérarchie sociale dans la maison Renoir est parfaitement retranscrite. Devant elles, le vieil homme n’éprouve pas le besoin de cacher la laideur de son infirmité. La bulle paradisiaque des Collettes n’est pourtant pas étanche au monde extérieur. Ainsi la joie de vivre qu’insuffle Dédée à Renoir père et fils – deux infirmes qui parviendront à remarcher –, est modulée avec subtilité par les allusions répétées à la guerre qui fait rage et les résonances tragiques de la musique du très sollicité Alexandre Desplats (Le Discours d’un roi, The Tree of Life, Un prophète…).
S’il souffre de quelques longueurs et d’inexactitudes sans grande importance (la demeure des Collettes ne donne pas directement sur la mer ; le Portrait de Coco en clown, accroché sur le mur du salon, est de taille inférieure à l’original…), le film parvient à donner corps à cette passion pour la peinture partagée par tous les protagonistes, qu’ils peignent, posent, pressent les tubes de couleurs sur la palette ou nettoient les pinceaux. Pour réaliser les copies peuplant le décor et figurer au mieux le geste du peintre, Gilles Bourdos a fait appel au faussaire de génie Guy Ribes – condamné en 2010 après le démantèlement d’un réseau de contrefaçon. Filmé en gros plan, le pinceau s’active sur la toile avec une légèreté confondante de justesse. En cela, Renoir parviendrait même à convaincre les plus réfractaires à une peinture qui a du mal à exister en ce début de XXIe siècle (lire le JdA no 310, 2 octobre 2009).
Renoir, Gilles Bourdos, 1 h 51 min, Mars Distribution, 2012, sortie le 2 janvier 2013.
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Renoir, portrait sensible
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°381 du 14 décembre 2012, avec le titre suivant : Renoir, portrait sensible