L’historien de l’art Michael Barry, iconographe du « Cantique des oiseaux », chef-d’œuvre de la littérature persane, revient sur la muséographie des arts de l’Islam.
Pour leur publication annuelle, associant un grand texte de la littérature à des images qui lui sont liées, les éditions Diane de Selliers ont jeté leur dévolu sur un classique de la poésie persane : « Le Cantique des oiseaux ».
Ce texte méditatif écrit vers 1177 par Farîd od-dîn ‘Attâr, un poète de Nichapur (Iran actuel), chante la quête de l’oiseau mythique Sîmorgh, manifestation du divin. Le texte a fait l’objet d’une nouvelle traduction française versifiée par Leili Anvar (la dernière version, datant de 1863, était en prose), tandis que l’iconographie a été confiée à Michael Barry.
L’historien de l’art a sélectionné, parmi des manuscrits persans, turcs et indo-musulmans, une série d’enluminures entrant en résonance avec le texte original. Y figure en bonne place le manuscrit royal du Cantique des oiseaux commandé en 1487 à la cour d’Herat (actuel Afghanistan), aujourd’hui conservé au Metropolitan Museum of Art à New York, et illustré par le peintre Behzâd (1465-1535), maître de la miniature persane.
Chercheur, enseignant à l’université de Princeton (New Jersey), spécialiste des civilisations islamiques d’Orient, Michael Barry revient sur la genèse de cet ouvrage et souligne la difficulté d’exposer les arts de l’Islam alors qu’un département leur est nouvellement consacré au Musée du Louvre.
Daphné Bétard : Comment êtes-vous parvenu à marier le texte et l’image dans cette nouvelle traduction du « Cantique des oiseaux » ?
Michael Barry : Nous avons travaillé avec le souci de respecter la fusion de l’écrit et de l’image propre à la civilisation islamique du livre. Le Cantique des oiseaux est l’un des textes fondamentaux de la méditation mystique poétique et picturale de la civilisation islamique d’Orient. Écrit en persan au tournant des XIIe et XIIIe siècles, il a ensuite été repris en turc et diffusé partout où cette langue était lue. À la fin du XVe siècle, une dynastie royale d’Asie centrale a voulu honorer ‘Attâr, ce poète mort sur son territoire deux siècles plus tôt, en lui consacrant le plus beau manuscrit qui soit. Les miniatures destinées à recréer le sens profond de ces histoires d’initiation mystique furent réalisées par Behzâd, peintre considéré à la cour d’Herat comme un saint visionnaire. Par la suite, au XVIIe siècle, le manuscrit a été restauré et agrémenté de quatre nouvelles miniatures exécutées par les meilleurs peintres d’Ispahan, pour être offert au sanctuaire le plus vénéré de l’empire iranien.
Véritable support à la méditation dévote, ce manuscrit, devenu un monument, s’est trouvé au cœur de notre recherche. Les schémas picturaux des ateliers d’Herat et d’Ispahan ont été diffusés d’Istanbul à Delhi. À l’intérieur même de cette civilisation, nous avons voulu suggérer la cohérence picturale qui entoure un chef-d’œuvre littéraire de chefs-d’œuvre picturaux provenant de la grande époque des ateliers islamiques d’Orient, du XIIIe au XVIIe siècle.
D.B. : Fourmillant de détails, les enluminures sélectionnées témoignent d’un art figuratif profondément symbolique en Islam médiéval…
M.B. : Il existe un immense malentendu en ce qui concerne l’art islamique. L’iconoclasme de l’art islamique des sanctuaires est né, on le sait, au VIIIe siècle, tandis qu’une crise semblable secouait Constantinople. À Damas puis à Bagdad comme à Byzance, les images ont été dès lors bannies des sanctuaires, mais retenues dans les manuscrits au service de l’éducation des princes, dans un but moral et, surtout à partir du XIIIe siècle, mystique. L’art du livre, s’il n’était que purement calligraphique, coranique, abstrait, a pu continuer à vivre à l’abri de la mosquée en l’absence d’un mécénat princier. En revanche, l’art du manuscrit enluminé à figures s’est mis à dépendre étroitement de la protection des souverains, à Bagdad comme à Istanbul et d’Ispahan à Delhi. Il a donc vu sa tradition se perdre avec l’effondrement du mécénat princier lors du déclin des grands empires musulmans au XVIIIe siècle, quand les clefs allégoriques de ces peintures ont été largement oubliées avec la dispersion des écoles royales. C’est pourquoi au XIXe siècle le monde islamique lui-même ne connaissait plus leur signification.
Il faut aujourd’hui travailler à rétablir le sens allégorique de la grande peinture islamique du XIIIe au XVIIe siècle, pour laquelle chaque couleur, chaque fleur, chaque visage, chaque geste, renferme un sens aussi précis que dans une peinture flamande du XVe siècle. L’érudition occidentale du XXe siècle s’est trop souvent penchée sur les aspects esthétiques et décoratifs de l’art islamique sans se préoccuper de sa signification dans une tradition hautement lettrée. Le palais de l’Alhambra [à Grenade, en Espagne] bâti au XIVe siècle, ce chef-d’œuvre absolu de l’esthétique hispano-maghrébine, et perçu si souvent en Occident comme la quintessence d’un art purement décoratif, est, en réalité, un livre dont chaque inscription, calligraphiée en arabe classique raffiné, est chargée de sens. De même, une peinture persane, turque ou indienne du XVIe siècle se lit et se médite comme un poème en image.
D.B. : Dès lors, comment exposer cet art du livre, intime et méditatif, dans les espaces d’un musée ?
M.B. : L’art de l’Islam est, pour moi, le plus difficile à exposer au monde. D’abord, la charge idéologique qui pèse sur toute représentation de l’art islamique est infiniment plus lourde que celle qui est attachée à toute autre civilisation, qu’elle soit gréco-romaine, chinoise, hindoue, bouddhique ou précolombienne… On marche littéralement sur des œufs, sur les coquilles du « politiquement correct ». Il est juste de souligner les grands traits qui unissent l’espace islamique : calligraphie de la parole de Dieu rendue visible ; motifs végétaux stylisés évocateurs des jardins du Paradis ; polygones étoilés symbolisant les constellations (unis aux végétaux, ce sont là les jardins du Ciel). On ne saurait pour autant sous-estimer les accents puissants de ces très grandes écoles régionales aussi fortement différenciées que sont l’Espagne nasride, l’Égypte mamelouke ou l’Inde moghole, sans oublier l’Iran qui rayonne d’un éclat central, comparable à celui de l’Italie dans les arts d’Occident.
L’autre grande difficulté réside dans la nature même de l’art islamique dont les deux composantes majeures restent le livre et l’architecture. L’architecture n’est présente dans un musée que par fragments, ce qui rend difficile son appréhension. Quant au livre, pour le traiter comme un objet de musée, il faut en détacher les pages ou l’ouvrir sur une seule page, puis présenter cette page derrière une vitrine. Dans un musée, le rapport avec l’art du livre islamique est faussé car on en interdit, de fait, la contemplation méditative en le feuilletant. Le paradoxe veut que ce soit grâce à la photographie en couleur et à la grande reproduction que l’on ait pu rendre justice au manuscrit traditionnel, occidental ou islamique.
D.B. : Vous avez été responsable entre 2005 et 2009, à titre consultatif, des nouvelles galeries islamiques du Metropolitan Museum of Art. Quel regard portez-vous sur le département des Arts de l’Islam qui a ouvert en septembre au Musée du Louvre ?
M.B. : Il y a, à mon sens, de grandes réussites mais aussi des contresens. Il faut rendre hommage à la nouvelle architecture de la cour Visconti, au travail réalisé autour de la cartographie et à des éléments de la scénographie, comme cette vue plongeante sur les mosaïques de Qabr Hiram, au sous-sol. L’exposition des quatre premiers siècles de la civilisation islamique surplombe ainsi ce qui en était véritablement le soubassement : l’art de l’Empire romain d’Orient. Cela montre que les musulmans médiévaux ne considéraient pas la civilisation gréco-romaine comme étrangère mais comme ancestrale. La plus grande réussite de la scénographie est, sans conteste, le mur des carreaux de céramique d’Iznik. Reconstitution évocatrice des jardins du Paradis, ce panneau invite au recueillement et à la méditation sur le sens profond de l’art mural islamique qui, bien que décoratif, n’en fut pas pour autant futile. La cohérence du style est respectée : on se trouve vraiment dans la Turquie ottomane de la seconde moitié du XVIe siècle. Cette grande paroi est une réussite absolue, qui à elle seule mérite la visite.
En revanche, selon moi, le parcours crée une confusion totale en mélangeant les genres, les régions et les époques, en présentant sur un même plan des pièces comme des tessons de poterie et les fabuleuses assiettes à inscriptions monumentales de la région de Samarkand (Xe siècle). Les grandes dynasties régionales de l’Islam, par leur mécénat éclairé, ont encouragé l’essor de styles aussi hautement originaux, et diversifiés, que les différentes écoles européennes, et nombre de visiteurs iraniens, par exemple, ont été choqués, à raison, de voir leur art comme submergé sous la dénomination trop vague et générale de « musulman » (comme serait l’art d’Italie noyé dans un musée sous la seule étiquette de « chrétien ») ; il est abusif de mélanger des objets de provenance aussi diverse en laissant le spectateur, désorienté, faire tout seul son tri esthétique comme un client dans une boutique de souvenirs.
En outre, la place trop grande accordée à des fragments de poterie ou débris archéologiques, par rapport à l’enluminure de quelques rares mais sublimes manuscrits royaux (presque cachés sous un escalier), prend le risque de mettre sur un pied d’égalité ce que la civilisation islamique elle-même ne considérait nullement sur le même plan. Comme si, pour la Hollande du XVIIe siècle, une exposition associait sans distinction la céramique de Delft et la peinture de Vermeer… Le public doit avoir beaucoup de mal à se repérer.
Au sous-sol, l’accumulation de pièces n’est pas sans évoquer la rubrique « art arabe » du Grand Larousse des années 1920 où de minuscules gravures, en un entassement graphique de poteries, d’armes, de monuments, se bousculaient en bric-à-brac sur une seule page. Pour reconnaître ce qu’a réalisé la civilisation islamique, ou toute autre civilisation, il faut vouloir habiter de l’intérieur l’esprit de cette même civilisation, chercher à en vivre l’intimité en lisant les textes classiques dans leur langue originale pour en scruter humblement le sens, pour savoir se prononcer quant à la hiérarchie de ses arts – au service du public. Quand sont présentées des pièces mineures à profusion, il s’en dégage un sentiment d’ennui. La cohérence de l’honnêteté esthétique, c’est de rendre accessible au plus grand nombre un art réservé à des initiés, de parvenir à trouver le langage essentiel pour le présenter. Il aurait fallu une scénographie plus tranchée.
‘Attâr, Le Cantique des oiseaux, traduction Leili Anvar, éditions Diane de Selliers, Paris, 2012, 430 p., 195 €.
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Michael Barry - « Suggérer la cohérence picturale »
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°381 du 14 décembre 2012, avec le titre suivant : Michael Barry - « Suggérer la cohérence picturale »