L’exposition que le Musée Maillol consacre au maître vénitien présente des tableaux et des inédits qui ont relancé le traditionnel débat sur les questions d’attribution. Les spécialistes s’affrontent autour de certaines œuvres de ce peintre très convoité – autant par les musées que par le marché –, dont les célèbres vedute ont donné lieu aussi bien à des répliques autographes qu’à des copies de suiveurs.
PARIS - Si les grandes expositions monographiques suscitent l’engouement du public, elles offrent aux historiens de l’art et spécialistes la possibilité de confronter les œuvres pour se pencher sur les épineuses questions d’attribution. Le débat peut se révéler houleux, d’autant plus que derrière les interrogations d’ordre purement scientifique se tiennent parfois des enjeux d’un tout autre ordre, intimement lié au marché de l’art. L’exposition que le Musée Maillol consacre actuellement à « Canaletto à Venise » n’a pas échappé à ces traditionnelles querelles. Et ce, dans un contexte délicat lié à la concurrence avec un autre musée privé parisien, le Musée Jacquemart-André, qui, lui aussi, consacre ses cimaises à Canaletto, bénéficiant de prêts prestigieux comme ceux des collections royales britanniques.
Répliques et copies
Le Musée Maillol n’a pas à rougir de sa proposition ; il présente l’exceptionnel carnet de croquis de Canaletto et quatre œuvres de première importance prêtées par l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, et le Musée Pouchkine de Moscou. Cependant, d’autres tableaux exposés ne font pas l’unanimité chez les spécialistes. Et, malheureusement, aucun colloque n’a été organisé pour en discuter. Quant au catalogue publié à cette occasion, ses notices, trop succinctes, ne fournissent pas toujours un argumentaire satisfaisant. En faisant l’économie de la mention « attribuée à » pour les œuvres posant question, le musée a prêté le flanc à la critique. C’est le quotidien La Croix (éd. du 24 sept.), qui, le premier, a jeté un pavé dans la mare, évoquant son trouble à la vue de certains tableaux, suivi par Libération (le 30 octobre), qui s’est attiré les foudres de la Maison Maillol. Selon Patrizia Nitti, directrice artistique de l’institution, « une exposition doit faire des propositions, apporter de nouveaux éléments à l’histoire de l’art. Si vous ne réunissez que des tableaux archi- connus, vous ne faites rien évoluer. Nous avons travaillé avec le comité scientifique du musée, où siègent Cristina Acidini, surintendante des musées de Florence ; Catarina Bon, directrice régionale pour les biens culturels de la Lombardie, ou Antonio Paolucci, directeur des musées du Vatican, et avec un comité scientifique spécialement réuni pour l’occasion ». Et de citer l’historien de l’art Lionello Puppi, auteur du catalogue raisonné de l’artiste paru en 1968, préfacé dans la version française de 1975 par Pierre Rosenberg.
On ne sait pas si Canaletto avait un atelier ; son neveu, Bernardo Bellotto, l’a aidé, mais sa vie demeure mystérieuse à bien des égards. Canaletto faisait des répliques de ses tableaux vénitiens dont il modifiait les dimensions, les figures. Il existe ainsi des répliques autographes, mais aussi des copies réalisées par des suiveurs de l’artiste, victime de son succès. Son œuvre a, par ailleurs, beaucoup évolué au fil de sa carrière, ce qui peut expliquer certains changements de facture.
Ombres au tableau
Parmi les inédits apparus au Musée Maillol figure La Basilique San Marco et le campo San Basso (vers 1722), issue d’une collection particulière, dont la composition moderne et les ombres des personnages ont pu laisser sceptiques certains spécialistes. Présentée à ses côtés, La Commedia dell’Arte sur la piazza San Marco (1720-1723), également en main privée, ne fait, pour Lionello Puppi, aucun doute. Il rapproche l’œuvre, dont il souligne la qualité stylistique, à d’autres toiles déjà bien documentées telle la Commedia conservée à Oxford. Autre inédit, la Vue de la piazza San Marco vers la basilique et le Palazzo Ducale, avec la Loggetta sur la droite (vers 1755), œuvre tardive appartenant à un particulier, est la seule toile de l’exposition sur laquelle Lionello Puppi réfléchit encore. Sans la renier, il reconnaît qu’elle aurait pu porter la mention « attribuée à ». Quant à La Piazetta vers la tour de l’Horloge (vers 1727-1728), qui aurait été reprise avec Bellotto selon le Musée des beaux-arts, de Brestheureux propriétaire de cette œuvre acquise en 1976, elle est suffisamment bien documentée pour ne pas laisser de place au doute.
La critique se fait plus sévère pour la Vue d’une île de la lagune avec un pont (1730-1740), une huile sur toile inédite contestée par Charles Beddington, spécialiste de Canaletto ayant travaillé plusieurs années chez Christie’s et commissaire de deux grandes expositions récentes consacré à l’artiste (au Yale Center for British Art à New Haven [Connecticut] en 2006 et à la National Gallery of Art de Londres puis de Washington en 2010-2011). À l’origine membre du comité scientifique de l’exposition, Beddington fustige le Musée Maillol : « J’étais supposé être co-commissaire de cette exposition, mais je me suis retiré pour des raisons personnelles au mois de mai. Au vernissage de l’exposition, j’ai découvert que plusieurs tableaux avaient été ajoutés au corpus sans que je n’en aie été informé. Il semblerait que les organisateurs attendent que je valide la sélection de l’exposition telle quelle, mais je ne saurais accepter des tableaux auxquels je ne crois pas et sur lesquels j’avais déjà donné mon avis. » D’après lui, le Bassin vu de la riva degli Schiavoni vers la basilique de la Salute (1726-1728) pourrait être une copie tardive d’une veduta conservée au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Son opinion est similaire pour le Pont du Rialto vu du sud (1730-1735). Lionelli Puppi s’étonne de ces considérations ; il connaît bien cette dernière peinture, déjà publiée dans la monographie de 1968 et à de nombreuses reprises par la suite. Pour lui, la Vue de la basilique de la Salute (1755-1765), appartenant à un particulier et incriminée par certains, ne pose pas non plus de problème. Quant à la Fête de nuit à l’église San Pietro in Castello, exécutée vers 1745, la toile serait, selon le catalogue, une réplique d’une peinture conservée aux Staatliche Museen de Berlin, avec « quelques légères variantes ».
Autres tableaux ayant soulevé des interrogations : Le Rio de Cannaregio (après 1742) et Le Grand Canal et la basilique de la Salute (1745-1750), propriétés d’une banque vénitienne, la Cassa di Risparmio di Venezia. Dans le catalogue, Annalisa Scarpa, commissaire de la manifestation, explique qu’il s’agit de répliques de deux toiles issues d’une série commandée pour le palazzo Mangilli Valmarana par Joseph Smith, vers 1730, alors que Beddington privilégierait la main d’un suiveur de Canaletto. « Il s’agit de deux tableaux préemptés par l’État, qui font donc partie du patrimoine italien », précise Patricia Nitti, ajoutant que « les attributions sont le résultat d’une vie de travail, aucun artiste n’appartient à une personne en particulier ». Lionello Puppi se dit « prêt à discuter des attributions avec n’importe quel spécialiste, mais avec des argumentations sérieuses. Le débat scientifique doit être serein ».
Commissaire de l’exposition concurrente organisée au Musée Jacquemart-André, Bozena Anna Kawalczyk n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Elle prépare pour l’été un nouveau catalogue raisonné de l’œuvre de Canaletto dont elle estime le corpus à environ 400 œuvres, là où Lionello Puppi en compte plutôt 500. De nouveaux arguments devraient donc venir étoffer le débat. Face à un marché de l’art gourmand – une vedute de Canaletto se vend au minimum 5 millions d’euros –, il convient d’être prudent et rigoureux, car le passage au musée offre à l’œuvre un gage d’authenticité.
Voir la fiche de l'exposition : Canaletto à Venise
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Canaletto, des ombres aux tableaux
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Abonnez-vous dès 1 €Vue de l'exposition « Canaletto à Venise », au Musée Maillol, Paris. © Photo : Antoine Manichon.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°381 du 14 décembre 2012, avec le titre suivant : Canaletto, des ombres aux tableaux