Jennifer Allora (née en 1974 à Philadelphie, États-Unis) et Guillermo Calzadilla (né en 1971 à La Havane, Cuba) occupent la galerie Chantal Crousel, à Paris, avec des œuvres au statut hybride, tels des cactus greffés produisant des compositions étonnantes et inédites (Growth, 2004-2006) ou une remarquable sculpture métallique faite de déchets industriels (Ruin, 2006). Au Palais de Tokyo, leur installation Land Mark (1999-2003) reproduit en latex la topographie de l’île de Vieques, à Porto Rico, qui servit aux Américains de terrain d’essais militaires. Deux occasions de revenir sur un travail qui interroge en permanence le monde et la manière de s’y inscrire.
Votre exposition « (En)Tropics », à la galerie Chantal Crousel, semble se focaliser sur l’idée
d’entropie comme pour mieux s’en détourner…
Notre idée était en effet d’essayer de repenser ce terme historiquement chargé et qui a donné lieu, depuis très longtemps, à de nombreux discours. L’entropie est une manière intéressante de suivre le fonctionnement et l’évolution des choses, mais on peut aussi s’en détourner. Nous en avons sondé l’étymologie, la structure, pour l’aborder différemment et la redéfinir. Le mot « Tropics », écrit ainsi, désigne la partie du monde où le soleil est à angle droit, exactement au-dessus de la tête, une seule fois dans l’année, en juin. Tous les lieux où le soleil vient se placer ainsi sont à proprement parler des Tropiques. C’est une destination géographique, mais aussi une sorte de combinaison du monde dont nous nous détournons ; comme un début à partir duquel nous avons tenté de réorienter l’entropie. Notre expérience de vie à Porto Rico, un lieu tropical, nous a permis de voir comment fonctionne le système naturel, lequel, d’une certaine manière, semble différent de l’entropie agissant en système fermé. C’est la grande différence entre notre conception et celle qui est historique. Nous avons un système ouvert, qui nous permet de considérer vraiment ce qu’est le monde.
Votre œuvre Ruin, constituée à partir de déchets, évoque en effet davantage la construction que la destruction.
L’entropie est assimilée à la ruine, à la destruction progressive, mais de nouvelles formes en émergent. Ruin travaille l’idée du négatif. Nous avons collecté, sur des sites industriels, des chutes métalliques qui portent en elles la trace de ce qu’elles ont servi à fabriquer. Ces restes prennent la forme de ruines, que nous avons liées entre elles à l’aide de charnières. En les reconfigurant ainsi, nous avons souhaité éviter qu’elles ne retournent à leur état originel. Dans l’œuvre elle-même, comme dans l’industrie, toutes les pièces sont maintenant dans un monde différent. L’idée d’« (en)tropic » porte donc sur un futur, sur le développement de quelque chose.
Une œuvre telle Growth, à travers votre redéfinition de l’entropie, relate-t-elle la possibilité d’une vie hybride ?
Absolument. L’hybride, la potentialité, le devenir, l’ouverture… sont des notions qui nous intéressent. Growth, c’était comme prendre des choses considérées comme autonomes, car vivant comme des organismes biologiques, et les amener à une cohabitation dont elles n’ont pas besoin. D’une certaine manière, c’est une sculpture, mais c’est aussi une performance, très lente, sur ce qui se passe dans ces plantes elles-mêmes. Sont-elles ou non capables de cohabiter et de devenir fixes, et donc de créer quelque chose de nouveau ?
Avec Land Mark, présenté au Palais de Tokyo, vous semblez très préoccupés par la notion de territoire…
C’est un terme très intéressant. Que signifie « territoire » ? Comment notre territoire se forme-t-il ? Qui le dessine ? Quels genres de relations de pouvoir induit-il ?… Ces questions, en effet, traversent notre travail depuis longtemps. Pour Land Mark, nous nous sommes intéressés à l’évolution d’un endroit spécifique, tel un cas d’étude. C’est une bonne façon de regarder de plus près cette notion.
Votre travail est-il politique ?
Là encore, il faudrait définir le terme « politique ». Le politique est pour nous le potentiel qui réussit à vous affecter. C’est une inscription sociale en rapport avec votre comportement, votre vie, vos croyances, votre sexualité…, toutes les choses qui vous affectent et font évoluer la façon dont vous vivez dans le monde. L’art n’est ni le meilleur ni le pire endroit pour le percevoir, et notre travail n’est jamais moraliste. Nous ne voulons pas, à travers une œuvre, dire ce qui est bien ou mal, vrai ou faux. Nous nous projetons dans le monde et dans les problèmes qu’il induit, et tentons de générer des questions et une compréhension du monde dans lequel nous vivons.
- (EN)TROPICS, jusqu’au 29 juillet, galerie Chantal Crousel, 10, rue Charlot, 75003 Paris, tél. 01 42 77 38 87, du mardi au samedi 11h-19h, www.crousel.com. - LAND MARK, jusqu’au 27 août, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, 75116 Paris, tél. 01 47 23 54 01, www.palaisdetokyo.com, tlj sauf lundi 12h-minuit. Cat., éd. Palais de Tokyo/Paris-Musées, 64 pages, 15 euros, ISBN 2-87900-972-3.
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Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°240 du 23 juin 2006, avec le titre suivant : Jennifer Allora & Guillermo Calzadilla