Une rencontre manquée de Walter Benjamin et de James Joyce sous l’œil de Gisèle Freund.
PARIS - "Pour quelles fautes avez vous le plus d'indulgence ?- Pour la vie privée des génies." Marcel Proust.
Il n’y a pas si longtemps, Walter Benjamin (1892-1940) s’est penché sur des catégories que ses contemporains philosophes ne tenaient pas en grande considération et qui sont presque devenues, aujour-d’hui, des lieux communs de la réflexion esthétique et philosophique : l’ennui, l’oisiveté, les constructions métalliques, les passages, les expositions universelles, les collectionneurs et les joueurs, le spleen et l’aura. Le Livre des passages, œuvre fragmentaire, cherchait à définir la quintessence d’une ville moderne. Benjamin devait suivre le cours sinueux de ce livre abandonné, repris, censuré de bien des façons, impossible à achever. Jusqu’au suicide en 1940 qui mettrait fin, pensa-t-il sûrement et se dit-il peut-être, à l’impasse de son existence. Son corps ne pouvait venir à bout de son livre. Ou bien était-ce ce livre qui ne venait pas à bout de ce corps ?
Susan Sontag, spécialiste de la fixation photographique et des maladies incurables, a dit autrefois que Walter Benjamin était le dernier intellectuel. Comment Benjamin s’est-il laissé fixer dans ce rôle-là et comment a-t-il fini par en mourir, voilà des questions qu’il était possible de ne pas poser tant que la figure de dernier intellectuel fournissait une nécrologie plausible, voire une postérité enviable. Aujourd’hui, après des années de culte staurnien de Benjamin, il est peut-être temps de se demander pourquoi il fut le premier des derniers intellectuels.
"Un mauvais sort"
Avant d’être une momie célèbre et célébrée, le corps de Walter Benjamin a été photographié à plusieurs reprises à une époque où l'on croyait que le temps de l'image était venu. Avec une certaine passivité, il s’est ainsi prêté au jeu de Gisèle Freund, dont les photographies sont exposées à la BPI. "Benjamin [...] ne semble venir à lui-même que sur fond d’une lourde passivité primordiale", écrit Guy Petitdemange dans la postface de la Correspondance 1929-1940. Le voici, par exemple, au bord de la rivière à Pontigny, à la lisière du cadrage, méditant une fleur à la main ; ou dans la salle des fichiers de la Bibliothèque nationale, mains potelées, doigts tachés d’encre ; ou encore le visage soucieux, main posée sur un front rose et pâle, chemise et cheveux gris bleu. Cela se passe à Paris entre 1932 et 1938.
Au même moment, dans la même ville, la même Gisèle tente de fixer James Joyce, à son domicile. "Ces photos devaient partir d’urgence aux États-Unis. Je le quittai en hâte. Mon taxi, en voulant aller trop vite, s’écrasa contre une voiture. Ses vitres se brisèrent, mon appareil m’échappa et j’arrivai à la maison en pleurant. Je téléphonai immédiatement à Joyce : Mister Joyce, vous avez désiré ma mort. Mon taxi a eu un accident et les photos sont fichues. Êtes-vous content ? Vous m’avez jeté un mauvais sort !"
Joyce ne se laisse pas jeter des sorts sans réagir. Contre-charme instantané. Chauve-souris contre vampire. Docteur Freund et Mister Joyce. Les photos ne seront pas perdues. L’une d’entre elles est un des plus beaux portraits de Joyce, et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il y est pour quelque chose. Habillé d’une robe de chambre pourpre, il s’invente séance tenante un troisième œil sous le menton : un monocle bien placé au moment du déclic lui permet de capter le reflet de Gisèle Freund dans un petit cercle magique. Arroseur arrosé ! On ne l’y reprendra pas deux fois l’Irlandais, quoique puisse en penser la Freund. Joyce donne ici une leçon exemplaire : comment être soi-même une œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique !
"Les passages"
On peut regretter que Walter Benjamin n’ait pas rencontré James Joyce à Paris. Tous deux connaissaient Adrienne Monnier qui aurait dû les inviter à dîner ensemble. Qu’auraient-ils eu à se dire, le premier écrivain de son temps et le premier des derniers intellectuels à la fin de l’histoire ? Joyce aurait sans doute fourni de précieux éclaircissements à Benjamin sur la question capitale des "passages" et sur leurs nouvelles coordonnées. La science joycienne des sirènes et des filets est impeccable.
Le Livre des passages, conçu dès 1927, s’inspirait des déambulations surréalistes et la lecture du Paysan de Paris dicta à Benjamin cette note fiévreuse : "Si j’ai jamais mis en œuvre ma devise de Gracian ‘Cherche en toutes choses à mettre le temps de ton côté’, ce le fut, je pense, dans ma façon de la suivre avec ce travail [Le Livre des passages]. Il y a au commencement Aragon, le Paysan de Paris, dont le soir au lit, je ne pouvais jamais lire plus de deux ou trois pages, mon cœur battant si fort qu’il me fallait poser le livre. Quel avertissement !"
En effet. Le projet prend, à partir de 1934, une orientation différente sous l’influence d’Adorno et de Horkheimer qui l'encouragent à écrire une "histoire sociale de Paris au XIXe siècle". Les palpitations cessent, les migraines commencent. Finie la "féerie dialectique" ! Le surréalisme et la Théorie critique se disputent l’un le cœur, l’autre la tête de Benjamin. Alouette ! Qu’est-ce que l’Histoire ? Le temps que l’on n’a pas réussi à mettre de son côté. Entre 1927 et 1940, période troublée, le corps de Walter Benjamin enregistre ce phénomène de manière tragique. Le voilà dernier intellectuel. Il y en a eu d’autres depuis. Benjamin fut le premier.
Exposition "Le Passant et la trace" à la BPI du Centre Pompidou jusqu’au 23 mai. Deux journées du colloque "Dire la Ville" lui sont consacrées les 21 et 23 mars.
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Walter Benjamin, le premier des derniers intellectuels
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°1 du 1 mars 1994, avec le titre suivant : Walter Benjamin, le premier des derniers intellectuels