Pendant quarante ans, le célèbre photographe américain a calqué sa manière d’opérer sur celle de la photographie vernaculaire, comme le démontre la rétrospective du Centre Pompidou. Une approche inscrite très tôt dans le parcours d’Evans.
La rétrospective Walker Evans du Centre est la première sur le photographe organisée par un musée français. Elle se distingue par le regroupement sans équivalent de collections publiques américaines que les différentes rétrospectives programmées aux États-Unis n’avaient elles-mêmes jamais réussi à rassembler, mais aussi par l’analyse de l’œuvre du célèbre photographe américain qui s’écarte de la chronologie communément proposée pour s’intéresser au vernaculaire (soit les images du quotidien) comme sujet et méthode chez Evans. Elle est signée Clément Chéroux, ancien responsable du département photo du Musée national d’art moderne, aujourd’hui à la tête de celui du San Francisco Museum of Modern Art.
« La question du vernaculaire a fasciné Evans toute sa vie », souligne le conservateur. « Il a beaucoup regardé, interrogé et collectionné la photographie vernaculaire, ce qui se traduit dans sa photographie et dans ses obsessions. Quand il photographie les églises en bois du sud-est des États-Unis, il le fait comme un photographe d’architecture. Quand il s’intéresse à la rue principale qui traverse chaque petite ville américaine, il le fait comme un photographe de cartes postales et, quand il photographie la beauté des outils pour le magazine Fortune, il se positionne comme le photographe de catalogue. » « Dès 1929, Evans photographie de manière compulsive les signes urbains et ne cessera de le faire qu’en 1974, soit peu de temps avant sa disparition. Il collectionnera de la même façon cartes postales, photographies vernaculaires, enseignes… », précise Clément Chéroux, dans le sillage de l’historien de l’art Jean-François Chevrier.
Baudelaire et Flaubert pour mentors
Faut-il voir dans cette appétence l’influence d’un père rédacteur publicitaire ? Clément Chéroux le mentionne quand il évoque « sa relation très jeune avec l’iconographie produite en masse par ce secteur. Dès l’adolescence, Evans collectionne les cartes postales, plus tard il collectera aussi passionnément les tickets d’autobus, des plaques émaillées, des clichés d’amateurs, de presse, de la police ou de l’armée ». Gilles Mora, historien de la photographie américaine et auteur de livres sur Walker Evans, rappelle toutefois, dans son dernier ouvrage, les relations distantes entre le père et le fils.
Né le 3 novembre 1903 à Saint-Louis dans une famille aisée du Missouri, « fils d’un homme d’affaires prospère et étranger à toute inclination esthétique, élevé dans des collèges privés prestigieux, Evans s’est retrouvé vite en rupture avec son milieu et, dès 1926, adopte une vie de bohème », raconte Gilles Mora dans Walker Evans en 15 questions [Hazan, 2017]. Le séjour en France renforce cette émancipation. Evans a 23 ans quand il arrive, le 6 avril 1926, à Paris. Il a des velléités de devenir écrivain. La capitale française représente pour lui « le centre incandescent des arts ». Si durant ses études le jeune homme n’a pas été un élève brillant, il est devenu « intensément littéraire et a profité des bibliothèques de ses différentes écoles où il découvre T.S. Eliot, D.H. Lawrence, Virginia Woolf », raconte l’historienne de l’art Anne Bertrand dans le catalogue de l’exposition [Éditions du Centre Pompidou, 2017].
Les cours à la Sorbonne, l’étude du français au collège de la Guilde, les lectures de Flaubert, Gautier, Huysmans, Laforgue… qu’il découvre, les traductions de poèmes de Baudelaire – sa passion depuis l’âge de 18 ans – ou d’extraits de romans de Gide, Cendrars, Radiguet, participent à sa formation intellectuelle. « Baudelaire et Flaubert sont les deux grandes figures qu’Evans revendiquera toute sa vie », relève Clément Chéroux. Baudelaire, « pour sa personnalité, le choix de ses sujets, sa fascination pour le vernaculaire », et Flaubert, pour « son esthétique », « son réalisme et son naturalisme, et son objectivité de traitement ; la non-apparition de l’auteur, la non-subjectivité », explique Walker Evans lui-même en 1971 dans un entretien.
L’amitié, cruciale, d’Abbott et de Kirstein
La photographie, excepté quelques autoportraits ou photos souvenirs, est encore loin de lui. Ce n’est qu’à son retour à New York, en mai 1927, qu’il décide progressivement de devenir photographe tandis que son emploi de bureau à Wall Street jusqu’en 1929, lui permet de subvenir à son existence consacrée encore à la traduction et à l’écriture de textes pour les revues littéraires. « Walker n’a cessé d’écrire toute sa vie », indique Anne Bertrand. En témoignent « son manifeste The Reappearance Photography publié dans le numéro d’octobre-décembre 1931 dans Hound & Horn puis ses critiques de cinéma ou d’art pour le magazine Time de 1941 à 1945, ou ses textes ensuite pour le magazine économique Fortune », mentionne-t-elle. À son retour à New York, l’installation avec le peintre Hanns Skolle à Brooklyn, le cadeau que lui fait le photographe, cinéaste et ami Ralph Steiner d’une chambre photographique, l’approche de l’architecture vernaculaire de ce dernier, ainsi que la fréquentation du poète Hart Crane – dont le poème The Bridge est illustré par Evans de photos du pont de Brooklyn – l’inscrivent progressivement dans la voie de la photographie.
Les rencontres avec l’avant-garde littéraire et artistique américaine, en particulier dans les soirées très courues de Muriel Draper, et l’admiration qu’il éprouve pour Paul Strand (1890-1976) y participent. « En 1930 Evans était un jeune homme ambitieux et rusé qui s’était frayé un chemin dans le monde new-yorkais, petit mais riche, de l’art et de la culture. Il était parvenu à montrer ses photographies du pont de Brooklyn », évoque dans le catalogue de la rétrospective Jerry L. Thompson, assistant d’Evans de 1973 jusqu’à la mort du photographe en 1975. L’amitié toutefois avec Berenice Abbott (1898-1991) et les relations concomitantes bien que compliquées qu’il tisse avec Lincoln Kirstein (1907-1996), encore étudiant à Harvard, sont déterminantes. Berenice Abbott lui montre les photographies d’Eugène Atget du vieux Paris, dont elle a sauvé le fonds photographique en l’achetant après l’avoir découvert lors de son séjour à Paris. Cette découverte influencera sa démarche. Lincoln Kirstein, fondateur de Hound & Horn, revue de renom à laquelle Evans contribue, lui ouvre de son côté des portes et l’entraîne au printemps 1931 pour photographier l’architecture victorienne de la Nouvelle-Angleterre qui passionne le futur conseiller du MoMA préoccupé par la décrépitude et la disparition de ces bâtiments. Grâce à Kirstein, une quarantaine de ces images intégreront deux ans plus tard l’exposition du MoMA « Photographies de maisons américaines du XIXe siècle ».
Le style frontal de Walker Evans
À partir de ce moment-là, Evans « ne cesse d’interroger l’histoire de son pays à travers son architecture […]. L’enregistrement est une manière de conserver ce qui va disparaître », écrit Jean-François Chevrier dans Walker Evans dans le temps et dans l’histoire [L’Arachnéen, 2010]. Très tôt, Walker Evans a rejeté la société américaine affairiste et s’est montré préoccupé par ce que génèrait la crise de 1929. Evans partage en ce sens la démarche de Kirstein, de Paul Strand et de Ralph Steiner, visant à cerner et défendre le vernaculaire américain.
Comme Atget témoignant du vieux Paris en train de disparaître, Evans veut « rendre compte de toute la société américaine », explique Olivier Lugon dans Le Style documentaire, d’August Sander à Walker Evans, 1920-1945 [éditions Macula, 2001]. Mais sans pathos, sans effet de plongée ou contre-plongée comme alors en vigueur. « Evans préconise des vues frontales, impersonnelles, systématiques afin de fournir au spectateur un maximum d’informations immédiates et authentiques d’un sujet », souligne cet historien de la photographie. En 1935, la commande passée par le MoMA à Evans pour qu’il photographie les sculptures d’art africain de l’exposition « African Negro Art » ne fait pas exception. Durant les années 1938-1941, les portraits systématiquement frontaux des passagers saisis dans le métro new-yorkais sans qu’ils s’en aperçoivent illustrent tout autant l’idée de cet enregistrement anonyme et « pur » prôné par Walker Evans lui-même. Le reportage pour Fortune mené durant l’été 1936 avec l’écrivain James Agee (1909-1955) sur la misère de trois familles du comté de Hale dans l’Alabama, mais surtout le livre mythique Louons maintenant les grands hommes auquel il donnera naissance, marquent pour leur part la rupture avec le pathos des documentaires alors en usage, en particulier chez Margaret Bourke-White.
Documentaire ? Quel contresens…
Après avoir jugé « publicitaire et superficiel » Edward Steichen, s’être montré mitigé vis-à-vis de la Nouvelle Vision, Walker Evans se démarque de ce mouvement documentaire. « Documentaire ? Quel adjectif complexe prompt au contresens ! Et tellement peu clair ! Pour entendre correctement le mot, il faut une oreille fine et affûtée. Le terme juste devrait être : style documentaire… car l’art n’est jamais un document, bien qu’il puisse en adopter le style », déclare le photographe en 1971 dans un entretien. Walker Evans n’est pas un photographe documentaire. « Ce fut le contresens des responsables de la FSA (Farm Security Administration) quand ils l’employèrent pour ses qualités documentaires, alors que, derrière cette démarche, il entendait poursuivre son travail personnel, purement artistique », constate Gilles Mora. « Evans s’est toujours prévalu de ne pas y avoir investi le moindre sentiment politique, ne défendant aucune cause que celle de son art. Cet égoïsme permanent fut la plus grande stratégie photographique d’Evans. Elle permet de comprendre comment il se servit de sa position au sein de Fortune entre 1945 et 1965 pour mener à bien ses propres projets. » Il est vrai qu’aucun obstacle n’est venu le contrarier dans ses entreprises.
Très tôt, ses photographies sont vues et louées pour leur qualité, que ce soit en 1935 lors de l’exposition « Documentary and Anti-Graphic Photographs » de la Galerie Julien Levy qui le présente aux côtés de Henri Cartier-Bresson et Manuel Álvarez Bravo, ou lors de la première monographie que lui consacre trois ans plus tard le MoMA, fidèle parmi les fidèles de l’œuvre quand on liste le nombre d’expositions organisées par le musée du vivant d’Evans.
Le rayonnement du photographe n’a jamais connu d’éclipse, l’attestent les succès successifs de ses expositions, de ses livres et de son enseignement, à partir de 62 ans, à la School of Art and Architecture de l’université de Yale, voire ses différentes bourses obtenues. Ses obsessions artistiques ont fait école, et son style a suscité nombre d’analyses ou de débats. Le parti pris de Clément Chéroux, pour qui le style vernaculaire de la démarche d’Evans est plus justifié comme qualificatif que le style documentaire, aurait à coup sûr fort intéressé le photographe.
1903 - Naissance à Saint-Louis Missouri
De 1935 à 1937 - Participe au programme de la Farm Security Administration (FSA)
1938 - Débute une série de portraits dans le métro de New York. Fait partie de l’exposition « American Photographs » du MoMA
De 1945 à 1965 - Travaille pour le magazine Fortune
1975 - Mort à New Haven dans le Connecticut
2017 - Rétrospective au Centre Pompidou
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Walker Evans, la passion pour la culture américaine
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Du 26 avril au 14 août 2017. Galerie 2 du Centre Pompidou, Place Georges-Pompidou, Paris-4e. Ouvert tous les jours de 11 h à 21 h, jusqu’à 23 h le jeudi. Fermé le mardi. Tarifs « Musée et Expositions » : 14 et 11 €. Commissaire : Clément Chéroux. www.centrepompidou.fr
Légende Photo
Walker Evans, Alabama tenant Farmer Floyd Bourroughs, 1936, épreuve gélatino-argentique, 22,9 x 18,4 cm, collection particulière. © Walker Evans Archive, The Metropolitan Musem of Art. Photo : Fernando Maquieira, Cromotex.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°701 du 1 mai 2017, avec le titre suivant : Walker Evans, la passion pour la culture américaine