Dédiée à la mémoire de l’Holocauste, l’exposition de la collection d’art graphique de Jan et Marie-Anne Krugier-Poniatowsaki rejoint Venise. À cette occasion, l’ancien galeriste parle de son parcours et de sa relation avec l’art.
VENISE - Né en 1928 dans une famille juive de collectionneurs, Jan Krugier était encore un enfant lorsque la Seconde Guerre mondiale a éclaté. Rescapé de trois camps de concentration, il fut le seul membre de sa famille à “émerger du monde de la mort pour revenir à celui des vivants”. “L’art m’a aidé à survivre”, estime-t-il. Il évoque encore de manière intense ce passé, et ce n’est que dans l’art qu’il trouve un refuge contre l’horreur. “Quand des cauchemars m’assaillent la nuit, je me lève pour aller dans ma bibliothèque regarder les dessins de Rembrandt, de Goya ou de Picasso. Ce sont là des artistes qui abordent la question du “être ou ne pas être”, interrogation fondamentale de l’existence humaine. Ils me rendent conscient du bien et du mal. C’est ma femme qui m’a fait découvrir combien c’était important pour comprendre ce qui s’était passé. Sinon, j’aurai fini comme mon ami Primo Levi, incapable de continuer à vivre.”
Pour cette raison, il a dédié à la mémoire de l’Holocauste “L’œil intemporel : œuvres sur papier de la collection Jan Krugier et Marie-Anne Krugier-Poniatowski”, qui a été présentée en mai au Kupferstichkabinett de Berlin – comme symbole d’une nouvelle naissance pour la capitale allemande –, et rejoint aujourd’hui la Fondation Peggy Guggenheim à Venise. Plus riche en dessins du XXe siècle que celle de Berlin, l’exposition italienne présente une aquarelle de Bonnard récemment acquise et plusieurs Picasso jamais encore exposés. Si Krugier a renoncé à la direction de sa galerie, confiée à son partenaire Ditesheim, il reste muet sur l’avenir de sa collection, se bornant à préciser qu’il ne léguera pas les dessins à ses enfants. Il s’est entretenu avec notre correspondante à Londres sur sa vie, ses relations avec l’art et ses choix de collectionneur.
Jan Krugier : Ma mère adoptive m’a inscrit dans une école d’art où j’ai découvert la liberté d’expression. La peinture a été une forme de psychothérapie, ce qui ne signifie pas que j’étais doué. J’avais expérimenté l’aspect le plus monstrueux de l’humanité, et il était difficile pour moi d’exprimer autre chose. Giacometti, à qui me liait une profonde amitié, m’a dit : “Jan, arrête de peindre. Tu n’établis qu’un monologue avec la toile. Tu dois trouver le moyen de créer un dialogue”. C’est lui qui m’a encouragé à enseigner et à ouvrir une galerie, ce que j’ai fait en 1962. Et je dois avouer qu’il m’a fallu du temps avant de gagner de l’argent avec ses œuvres ! Mais ses conseils étaient judicieux ; il m’a fait promettre de toujours regarder le travail des jeunes artistes. Vendre ou acheter une œuvre d’art est toujours une décision difficile. Quel qu’en soit le prix, 500 ou 500 000 dollars, j’éprouve à chaque fois la même angoisse. Je suis maintenant trop âgé pour m’occuper de la galerie, mais je m’intéresse de plus en plus à l’art en soi : l’importance du trait, de l’ombre et de la lumière. Contrairement à une opinion répandue aujourd’hui, l’art a ses règles, comme la musique ou la littérature. Que dirait-on d’un écrivain qui ne connaîtrait pas la grammaire ? Les arts plastiques ont leur langage et leur rythme propres. Ces critères se perdent. Damien Hirst relève de la mode, non de l’art. Comme l’artiste, le collectionneur doit veiller très attentivement à ne pas se laisser piéger par les conventions du jour ; le temps des artistes n’a rien à voir avec celui des montres suisses.
La première chose à faire, c’est voir, tout englober d’un regard, comme une composition musicale, en saisir la qualité, discerner le côté de l’œuvre habité par l’artiste : voir, c’est savoir. L’art doit nous ouvrir l’esprit, non le fermer. J’ai connu l’humanité dans son aspect le plus monstrueux. Dans l’art, je cherche l’autre côté, le meilleur, celui qui transcende le temps. Ce que j’essaie de retrouver dans les œuvres, c’est le thème du “être ou ne pas être” ; je ne me soucie pas de bon ou de mauvais goût. Tous ces artistes ont quelque chose à se dire. Rembrandt à Goya, et ce dernier à Picasso. Un dialogue s’instaure à travers le temps : c’est à cela que je veux parvenir dans ma collection.
Jusqu’au 12 décembre, Collection Peggy Guggenheim, Palais Venier dei Leoni, 701 Dorsoduro, Venise, tél. 39 041 520 62 88, tlj sauf mardi 11h-18h. Catalogue ill. en anglais, allemand et italien, G&H Verlag, 434 p., 95 000 lires (environ 320 F). Puis, du 2 février au 14 mai 2000, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid, et à l’automne, Musée d’art et d’histoire, Genève.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°88 du 10 septembre 1999, avec le titre suivant : Voir c’est savoir